Journal mai 2023
Mensuel du Château d’Argent - N° 53 - Mai 2023
Charles de Gaulle : L’Algérie.
- Troisième partie : L e s H a r k i s -
Ces numéros, consacrés à la Guerre d’Algérie, sont dédiés à la mémoire de Monsieur Jean-Pierre Bengold, de Ste Croix-aux-Mines, Président des Anciens Combattants, qui vient de nous quitter le 31 janvier 2023.
Rien n’était plus confus que le statut de ceux qu’on avait appelés les « Harkis ».
Musulmans engagés volontaires, par contrat journalier, comme supplétifs de l’armée française, mais sans avoir le statut militaire, les Harkis étaient une formation paramilitaire , faisant partie d’un groupe mobile appelé la « Harka ».
De Gaulle n’avait jamais consenti à les intégrer dans l’armée : « Si nous faisions l’intégration, si tous les Arabes et Berbères d’Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcher de venir s’installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux-Eglises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées ( 1 ) .
Bien que commandés par des militaires français ( l’Ordre de l’armée voulant que les gradés soient de souche européenne), les Harkis ne doivent donc pas être considérés comme une armée algérienne.
Au début du conflit, on dénombrait 70 Harkas officielles, comprenant 2.186 Harkis. Leur nombre est rapidement passé à 60.000 en 1959. Au total, pour toute la durée de la guerre, on estime leur nombre entre 200.000 et 400.000. Ils n’étaient en effet pas recensés.
Leur solde, 750 anciens Francs par jour (14,94 euros), minime mais précieuse au vu de leur pauvreté, l’attachement à la France, qui remontait par leurs ancêtres à l’armée de tirailleurs algériens de Napoléon III et de la première guerre mondiale, la volonté de contrer le FLN : bien des raisons avaient pu déterminer leur choix. Ils touchaient un jour et demi de congé par mois de présence ; les blessés bénéficiaient de soins gratuits et d’une prime en cas d’incapacité permanente.
Nous apprenons aussi, par Wikipédia, que l’armée française avait parfois forcé l’engagement d’un grand nombre de Harkis, qui étaient en fait d’anciens soldats de l’Armée de Libération Nationale : ils étaient capturés par les Forces françaises, torturés, puis placés devant le choix de s’engager ou d’être exécutés.
Certains étaient ambivalents : engagés aux côtés de l’Armée française, ils continuaient cependant à avoir des liens avec les Forces de Libération nationale, d’où la défiance qu’ils suscitaient.
On ne leur donnait d’abord que des fusils de chasse ; et seulement des armes automatiques au cours des opérations.
Beaucoup travaillaient dans des emplois civils comme maçons ou cuisiniers. Le plus grand nombre était affecté au maintien de l’ordre et au gardiennage des camps.
Après les accords d’Evian (19 mars 1962), les Harkis sont considérés par le Gouvernement provisoire de la République algérienne comme des traîtres à leur patrie, en référence aux « collabos » de la seconde guerre mondiale. Bien que certains articles des accords d’Evian visent à les protéger des conséquences de leurs actions passées ( 2 ), ces dispositions ne sont pas respectées et les Harkis deviennent alors les victimes de la populace et du FLN.
Les massacres commencent dès le mois de mars 1962.
Les Harkis sont arrêtés, regroupés dans des centres d’interrogatoires, torturés puis exécutés. La population participe aux humiliations et aux lynchages.
En raison du cessez-le-feu, la France n’intervient pas et l’armée française « désormais réduite à 80.000 hommes, commence à évacuer des régions entières sans avoir prévu des mesures de protection suffisantes à l’endroit de milliers d’hommes qui l’avaient servie » ( 3 )
Le Livre noir de la Guerre d’Algérie parle, par exemple, des massacres de Saint-Denis-du-Sig dans le département d’Oran. On y trouva un charnier de seize Harkis et de plusieurs femmes.
Le gouvernement français avait tenté de restreindre le rapatriement de Harkis sur le territoire.
On ne trouve dans les discours et messages du général de Gaulle, sur toute la période allant de mars 1962 à 1965, aucune allusion à l’activité des Harkis ni à leur persécution après le cessez-le-feu. Au Conseil des ministres, le 25 juillet 1962, de Gaulle affirme que le gouvernement « ne peut pas accepter de replier tous les musulmans qui viendraient à déclarer qu’ils ne s’entendront pas avec leur gouvernement. Le terme de rapatriés ne s’applique pas aux Musulmans : ils ne retournent pas dans la terre de leurs pères. Dans leur cas, il ne saurait s’agir que de réfugiés. Mais on ne peut les recevoir en France comme tels que s’ils couraient un danger » ( 4 ).
De Gaulle semble avoir quatre raisons de s’opposer à l’accueil des Harkis sur le territoire français :
1) Ils peuvent constituer une menace pour l’identité française : en effet, de Gaulle ne considère pas les Harkis comme de vrais Français ( 5 ).
2) Le gouvernement français veut montrer sa confiance dans les autorités algériennes quant au respect des accords d’Evian ( 6 ).
3) De Gaulle craint aussi que l’OAS ne profite de l’arrivée des supplétifs pour s’infiltrer en France : la politique du cheval de Troie ( 7 ).
4) La crainte de difficultés d’adaptation en France des Harkis avec leur famille ( 8 ).
Un contrat provisoire de six mois, non renouvelable, est mis en place par le ministre des armées Pierre Messmer, permettant aux Harkis de se mettre sous la protection de l’armée : ils pourront s’engager dans l’armée française ou signer avec elle un contrat de six mois.
Ces conditions peuvent difficilement être remplies car les Harkis, en Algérie, sont surveillés par le FLN , et les formulaires à remplir sont exclusivement en langue française, le plus souvent illisibles par les candidats au départ. A l’examen des dossiers, les personnes âgées ou handicapées sont éliminées ; également celles qui sont soupçonnées proches du FLN, ou susceptibles de ne pas s’intégrer en France.
Des filières clandestines se créent en France.
Louis Joxe, ministre d’Etat en charge des affaires algériennes envoie le 12 mai 1962 un télégramme à Christian Fouchet, haut-commissaire en Algérie, qui dit :
« Les renseignements qui me parviennent sur les rapatriements prématurés de supplétifs indiquent l’existence de véritables réseaux tissés sur l’Algérie et la métropole dont la partie algérienne a souvent pour origine un chef de SAS. Je vous envoie au fur et à mesure la documentation que je reçois à ce sujet.
Vous voudrez bien faire rechercher tant dans l’armée que dans l’administration les promoteurs et les complices de ces entreprises et faire prendre les sanctions appropriées.
Les supplétifs débarqués en métropole en dehors du plan général du rapatriement seront en principe renvoyés en Algérie (…).
Je n’ignore pas que ce renvoi peut être interprété (…) comme un refus d’assurer l’avenir de ceux qui nous sont demeurés fidèles.
Il conviendra donc d’éviter de donner la moindre publicité à cette mesure.
Mais ce qu’il faut surtout obtenir, c’est que le gouvernement ne soit plus amené à prendre une telle décision (de rapatriement, ndlr). ( 9 ).
Le gouvernement de Gaulle et la Ve République coupables de crimes contre l’humanité ? Cela y ressemble fort. « On imagine, écrit Philippe Bourdrel, les drames de conscience et la colère des officiers qui savaient les hommes qui avaient servi sous leurs ordres voués au supplice et à la mort » ( 10 ).
Cela se passe le plus souvent ainsi :
De nuit, des agents armés du FLN se présentent au domicile d’un ex-Harki, fouillent la maison et volent les objets de valeur, emmènent l’intéressé au poste central où il est brutalisé, interrogé et torturé jusqu’à ce qu’il livre des noms d’autres « collaborateurs ». Ensuite il est emmené à bord d’un camion jusqu’à un lieu où il est exécuté.
Plusieurs gradés de l’armée française ont témoigné de ce qu’ils avaient appris : le colonel de Nadaillac commandant le groupement E de la 20e division d’infanterie écrit, pour en informer les officiers de renseignement :
« Les prisonniers sont détenus dans des camps de travail forcé (en Grande Kabylie), gardés et maltraités par l’ALN, battus et torturés, et meurent de faim. (…) Les détenus demandent à leurs gardiens de les tuer tant leurs souffrances sont atroces (…). Dans la forêt de Sidi Saïd, existerait un charnier à ciel ouvert. La population musulmane évite la région tant l’atmosphère est insupportable… » ( 11 ). Dans la région d’Oran, on pouvait dénombrer quarante-cinq camps d’internement en août 1962.
Le colonel de Vismes, commandant la 2e brigade de la 26e division d’infanterie, dresse une fiche de renseignements sur des Harkis adjoints à l’Escadron saharien porté (ESP) de Metlili, rappelle les distinctions qu’ils ont acquises au service de la France et raconte les conditions de leur exécution ( 12 ).
De même, le capitaine Lamoureux, commandant dans la 2e brigade de la 26e Division d’Infanterie, donne des exemples de Harkis torturés et livrés à la foule, « lynchés par des gens de leur tribu ». Un garde-champêtre à Nakhla a été battu, attaché puis jeté d’un camion sur la route ( 13 ).
Le général de Brebisson, commandant supérieur en Algérie depuis le 11 juillet 1962, alerte l’ambassadeur et le ministre des Armées sur le sort des Harkis ( 14 ) :
« Les anciens supplétifs des Forces françaises continuent d’être victimes de sévices graves. Ces représailles viennent s’ajouter à la longue liste de crimes commis depuis le 1er juillet 1962, mais marquent une nette recrudescence depuis ces dernières semaines.
Elles affectent particulièrement :
Les régions de Batna-Biskra ; la région d’Aïn-M’Lila ; la région d’El-Felaye ; la région de la Soummam ; la région de Bordj-Ménaïel.
Les faits signalés sont basés sur les déclarations d’évadés.
(…) Jusqu’à ce jour les interventions menées par la Commission de Liaison (…) n’ont pas obtenu d’effet. Des protestations très fermes ont pourtant été présentées à nos interlocuteurs.
(…) Il apparaît que seule une haute instance algérienne pourrait obtenir la cessation de tels agissements. Ceux-ci sont commis en violation flagrante des accords d’Evian »
Le rapport donne quelques exemples :
Région de Batna-Biskra :
24 anciens Harkis de Menaa massacrés dans la nuit du 11 au 12 octobre 1962.
63 autres sont massacrés entre juillet et octobre au camp de Foum El-Guerza, dont un capitaine qui a eu les yeux crevés, a été émasculé et traîné devant les populations, ; il n’est mort qu’après dix jours de calvaire.
A M’Chouneche, on découvre un charnier d’une centaine de corps.
Le colonel de Vismes, dans ses rapports, a répertorié quinze lieux de détention dans cette région de Biskra, comportant des centaines de détenus supplétifs, des charniers et 37 cadavres égorgés et les mains liées, d’autres les yeux arrachés.
Région d’Aïn-M’Lila :
Deux centres d’internement où des centaines d’anciens supplétifs sont abandonnés et moribonds.
Région d’El Felaye-Bougie :
150 prisonniers se trouvent dans un camp soumis aux pires sévices : on leur met un mors dans la bouche et on les chevauche en les faisant courir sur du verre.
Vallée de la Soummam :
En quatre jours, environ 45 assassinats.
Dans le Souf, l’ALN a lapidé puis découpé encore vivant à la scie égoïne le frère d’un adjudant-pisteur médaillé militaire, qui a pu être évacué à temps.
Elle est pas belle la vie ?
Aucune communication officielle n’a pu être donnée sur le nombre réel de Harkis exécutés après l’indépendance. On les estime entre 30.000 et 100.000.
« L’abandon des Harkis a été l’une des dernières pages noires et des plus scandaleuses de la guerre d’Algérie », écrit Philippe Bourdel ( 15 ).
Par une loi discriminatoire de décembre 2020 promulguée par le gouvernement Macron, en totale contradiction avec les accords d’Evian, les descendants d’anciens Harkis ne peuvent pas accéder à la Présidence de la République ( 16 ).
L’opinion publique algérienne va aussi dans ce sens : « En 2012, le quotidien El Watan publie un sondage selon lequel plus de 84% des Algériens affirment qu’il ‘ne faut pas pardonner aux Harkis’ » ( 17 ) .
Il aura fallu soixante ans pour que la France reconnaisse enfin, par une loi du 23 février 2022, sa responsabilité, non pas précisément dans le massacre des Harkis, mais au sujet des conditions de leur rapatriement en France après les accords d’Evian ( 18 ).
Le ressentiment tenace est à l’origine de ces réserves. Les Harkis, nous l’avons vu dans les écrits d’Henri Alleg, et nos numéros de mars et d’avril 2023, participaient fréquemment aux arrestations, aux interrogatoires et aux tortures de militants communistes et FLN .
Mais voici la réflexion d’un « Appelé comme les autres », parue dans Historia Magazine, en 1973 :
« … Premiers hurlements d’un réputé ‘commissaire politique’ que l’on soumet aux morsures de la ‘gégène’ et qui sera tué par l’Armée de Libération nationale après mon retour en France.
Il m’arrive d’évoquer les actes d’une certaine police qui traquait les ‘terroriste’ français du côté de mes douze ans ( 19 ). Premier doute violent sur la nécessité de la Question. Faut-il donc remettre en cause la morale que m’ont inculquée parents et professeurs ? Existe-t-il deux façons d’être dans le bon chemin selon que l’on est civil ou que l’on ‘pacifie’ ? ( 20 ) Ne livrons-nous pas une guerre dans ce qu’elle a de plus répugnant, de plus atroce, de plus révoltant ?
Suffit-il donc qu’ ‘en face’ on égorge et qu’on émascule, pour que nous usions de l’électricité et de l’hydrocution ? La loi du talion n’est-elle pas un peu dépassée aux portes de l’an 2000 ?
Qu’a donc appris l’homme depuis l’âge des cavernes, à part une technique de plus en plus évoluée dans tous les domaines ? » écrit le soldat Pierre Hoyau ( 21 ).
D.V
N O T E S :
( 1 ) Voir Wikipédia: „Harkis”, note 9: Général Maurice Challe, Notre révolte (presses de la Cité, 1968). Et note 18 : Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle (Ed. Fayard, 1994, p.52).
( 2 ) « Nul ne pourra faire l’objet de mesures de police ou de justice, de sanctions disciplinaires ou d’une discrimination quelconque en raison :
- d’opinions émises à l’occasion d’événements survenus avant le jour du scrutin d’autodétermination.
- d’actes commis à l’occasion des événements survenus avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu. » (Déclaration générale, II, 2/1).
« Nul ne peut être inquiété, recherché, poursuivi, condamné, ni faire l’objet de décision pénale, de sanction disciplinaire ou de discrimination quelconque, en raison d’actes commis en relation avec les événements politiques survenus avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu » (Déclaration des garanties, I, 1).
( 3 ) Philippe Bourdrel, Le Livre noir de la Guerre d’Algérie (Editions Plon, 2003), p. 386.
( 4 ) Cité par Wikipédia, note 36 : Abderahmen Moumen, L’arrivée des familles d’anciens supplétifs dans la région Midi-Pyrénées après 1962. Etat des lieux. (Cahiers de Framespa, 19/2015.
( 5 ) Wikipédia, note 36, loc.cit.
( 6 ) Wikipédia, note 37 : Guy Pervillé, dans l’Express du 30 août 2021.
( 7 ) Wikipédia, note 38 : Guy Pervillé, Les conditions du départ d’Algérie (1995).
( 8 ) Wikipédia, note 4 : François-Xavier Hautreux, L’engagement des Harkis (1954 – 1962). Dans : Revue d’Histoire 9O/2, 1er mai 2006, pp.33-45.
( 9 ) Ph.Bourdrel, op.cit. pp. 388-389.
( 10 ) op.cit. p. 389.
( 11 ) op.cit. p. 390.
( 12 ) loc.cit.
( 13 ) op.cit. p. 392.
( 14 ) Nous citons les exemples donnés par : Le livre noir… op.cit. pp. 392-393.
( 15 ) op.cit. p. 386. On trouve dans Wikipédia une bibliographie - fleuve sur le sujet des Harkis.
( 16 ) Wikipédia, notes 92 : Constitution de la République algérienne démocratique et populaire. (Journal officiel, 30 décembre 2020).
Note 93 : Ordonnance n° 21/01 du 10 mars 2021 portant sur la loi organique relative au régime électoral.
( 17 ) Wikipédia, note 95 : « Algérie : par de pardon aux harkis » (Dans : Le Figaro, 28 mars 2012).
( 18 ) Wikipédia, note 96 : Loi du 23 février 2022 « portant reconnaissance de la Nation envers les harkis et les autres personnes rapatriées d’Algérie, anciennement de statut civil de droit local, et réparation des préjudices subis par ceux-ci et leurs familles du fait de l’indignité ».
( 19 ) Il fait allusion à la Gestapo.
( 20 ) Dans l’armée.
( 21 ) Pierre Hoyau, J’étais un appelé comme les autres. Dans : Historia Magazine, n° 355, année 1973, p. 3002.
( 22 ) Philippe Bourdrel, op.cit. pp. 395 – 396).
L A P H R A S E D U M O I S :
En sept années de conflit, il semble que l’on puisse s’arrêter à une évaluation totale de 300.000 morts : 23.000 dans l’armée française ; 140.000 dans l’Armée algérienne ; 16.378 civils Français-musulmans et 13.296 porté disparus ; entre 30.000 et 100.00 Harkis tués et disparus après les accords d’Evian ; 2.788 civils Français de souche victimes du terrorisme ; 876 disparus avant les accords d’Evian ; 2.273 après le 19 mars 1962. ( 22 ).
Château d’Argent : transmettre le savoir.
La Voix dans le Désert. Mensuel gratuit du Château d’Argent.
Directrice de publication : Danielle Vincent.
Editions du Château d’Argent, 185 rue de Lattre de Tassigny, 68160 Ste Marie-aux-Mines.
Mise en page et impression : ZAPA Informatique.
ISSN : 2650- 67225.
Dépôt légal : 2er trimestre 2023.
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