Lundi 6 Juin 2016
Musée du Château d’Argent
Cycle de conférences sur les origines de la Chrétienté
Conférence du lundi 6 juin 2O16
« Gnônaï tèn agapèn tôu Kristôu » (1) : L’esprit du monachisme aux premiers siècles.
« Magnus es Domine, et laudabilis valde…Et laudare te vult homo aliqua portio creaturae tuae…Tu excitas, ut laudare te delectet, quia fecisti nos ad te ; et inquietum est cor nostrum, donec requiescat in te… Quis mihi dabit acquiescere in te ? Quis mihi dabit, ut venias in cor meum, et inebries illud ; ut obliviscar mala mea, et unum bonum meum amplectar te ? » (2)
« Que ferai-je pour le rencontrer ?... O mon Sauveur, hâtez, je vous en prie, le temps où je vous verrai face à face, vous que j’implore maintenant de loin ; le temps où je vous saisirai et vous embrasserai, vous l’objet de mes désirs ; le temps où je serai tout absorbé dans l’abîme de votre amour. » (3).
Avant St Augusrin, avant St Bernard, et longtemps après eux, une foule de croyants avaient fait les mêmes prières. La plupart des Pères de l’Eglise ont été des mystiques . Ils ont pu, certes, s’inspirer des Psaumes bibliques, et aussi des Hymnes esséniens, où l’on trouve les grandes envolées de l’âme vers son Créateur (4). Mais le désir d’union mystique ne vient pas de là, car la distance infinie entre Dieu et l’homme est jalousement préservée dans la pensée du Judaïsme.
On ne le trouve pas non plus dans les Evangiles synoptiques.
Ce mysticisme, qui est porté par la spiritualité chrétienne comme un phénomène nouveau (5) est inauguré par St Paul, une génération au moins avant la rédaction des Synoptiques. De tels passages forment le sommet de son œuvre : « Je connais un homme en Christ qui fut ravi jusqu’au troisième ciel…et je sais que cet homme fut enlevé dans le paradis, et qu’il entendit des paroles ineffables, qu’il n’est pas permis à un homme d’exprimer. » (2 Cor 12/2-4) . « …que vous puissiez connaître l’amour de Christ, qui surpasse toute connaissance, en sorte que vous soyez remplis jusqu’à toute la plénitude de Dieu » (Eph 3/19).
« J’ai été crucifié avec Christ ; et si je vis, ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi. »( Gal 2/2O).
La flamme paulinienne se retrouve dans l’Evangile de St Jean, près d’un demi -siècle plus tard.
A côté d’elle, les Synoptiques font pâle figure. Cependant, ce n’est que dans les chapitres 13 à 17 que l’Evangile de St Jean se colore de mysticisme. On peut se demander s’il s’agit bien du même auteur que celui du reste de l’Evangile. Une source particulière est , en tout cas, utilisée , qui a pu s’inspirer des épîtres pauliniennes. Si tout le reste de l’Evangile johannique est fortement marqué par des thèmes de ce que l’on nomme aujourd’hui la littérature intertestamentaire, au point qu’il apparaît comme le plus essénien des évangiles ,ainsi que le soupçonne la Traduction œcuménique de la Bible (6), nous avons ici un changement radical.
Un dialogue amical, même intime, se noue entre Jésus et les Onze, d’une familiarité que jamais les théologiens esséniens ne se seraient permis d’imaginer dans leur relation avec le Maître . On ne trouve en effet rien de comparable dans toute leur littérature connue. Et ce dialogue est une promesse d’union avec le Christ et de connaissance de Dieu. Elles peuvent déjà se réaliser ici-bas, mais au prix de l’incompréhension de l’entourage et du rejet. Elles s’effectuent au risque de la persécution et du martyre, mais dans l’attente des retrouvailles célestes.
On a pu se demander quelle était la force qui a motivé les chrétiens, durant des générations, à affronter les persécutions. Jusqu’au début du quatrième siècle, à partir de Caligula (38-41),
trente deux empereurs romains, persécuteurs des chrétiens, se sont succédés jusqu’à la conversion de Constantin en 312.
Quels étaient les livres sacrés que le peuple de convertis pouvait connaître ?
La liste des écrits juifs, adoptée par les milieux rabbiniques, avait été fixée au synode de Jamnia (ou Jabne, au sud de Jaffa), en l’an 9O. Bien avant, ces écrits avaient été traduits en grec entre 25O et 13O ; ils circulaient dans les milieux chrétiens , de même qu’était connue la littérature non admise dans le canon juif.
Les lettres de St Paul avaient atteint les grandes communautés d’Asie mineure et du monde romain, dès le milieu du premier siècle. Lyon était évangélisée un siècle plus tard et Ste Blandine, qui mourut martyre à Lyon en 177, avait déjà pu connaître les traits de pensée majeurs non seulement des écrits pauliniens, mais aussi des quatre Evangiles, oralement véhiculés dans sa langue maternelle , par la catéchèse et les prédications.
Des jeunes gens et jeunes filles du peuple, n’ayant pas encore reçu de formation académique ou métaphysique, non accoutumés aux querelles théologiques de l’époque, ne pouvant sans doute même pas lire les copies grecques de la littérature biblique, refusaient au prix de la mort de renier leur foi. Il faudrait dire plutôt : de renier leur Seigneur. Car il semble que c’était bien leur relation au Seigneur qui donnait tant de force à leur foi, bien plus que des convictions doctrinales. Or cet attachement au Christ, pas seulement mémoriel, mais existentiel, cet amour pour quelqu’un qui était toujours avec eux, cette relation de cœur avec le Seigneur ressuscité , avaient surnagé dans l’abondance des écrits, des thèmes et des courants doctrinaux véhiculés par la première littérature chrétienne. Le cœur seul voit clair.
« C’est l’amour qui connaît la vérité », écrit St Augustin , dans ses Confessions (livre VII, ch.1O). Fallait-il que cet amour soit puissant pour accepter d’être déchirés par les bêtes, à l’aurore de la vie. Ce fut une passion qui ne s’est pas affaiblie avec l’usure du temps. Et ce fut cette passion-là que partagèrent les moines des premiers siècles chrétiens.
Ainsi, l’on peut dire que le monachisme, érémitique ou cénobitique , a été bien plus une passion qu’une institution.
Les Pères de l’Eglise ont tous été des Pères du désert, même ceux qui n’y ont vécu que peu de temps, ou n’y ont jamais vécu, mais en ont partagé l’esprit. Pas un seul, peut-être, qui n’ait, par exemple, exalté la chasteté ou la virginité, dans un traité, un sermon, une lettre. Non pour y voir une vertu méritoire, mais un moyen privilégié d’union à Dieu.
St Justin Martyr, déjà, dans son Apologie (15O), parle de la patience et de la chasteté comme d’éminentes vertus chrétiennes, et loue le courage des chrétiens devant la mort.
Pour St Clément de Rome, pape de 92 à 1O1, donc contemporain de la rédaction de l’Evangile de St Jean, nous devons tendre vers le ciel et vers la pureté immaculée (7).
Clément reprend l’hymne à l’amour de St Paul (1 Cor 13/4-8), dans un passage de toute beauté de la lettre qu’il écrit, lui-aussi, à l’Eglise de Corinthe : c’est dans la charité et l’amour du Christ que l’on atteint la perfection , et que Dieu nous élève et nous unit à lui (8).
St Ignace d’Antioche , mort en 1O7, fait souvent allusion à la mère du Christ . Sa virginité est un exemple pour le chrétien (9). Il doit garder la chasteté par respect pour le corps du Christ (1O)..
La vénération des martyrs apparaît dans l’Eglise dès le milieu du second siècle, dans le « Martyr de Polycarpe » en l’an 156. La communion avec leurs souffrances doit détourner le chrétien des plaisirs de ce monde. On trouve ici un autre argument en faveur d’une vie consacrée et séparée du monde ambiant (11).
Pour Origène, dans le De Principis (vers 23O), le chrétien est appelé à se libérer des entraves du monde, pour peu à peu monter vers Dieu. L’influence de la philosophie grecque , chez lui, est indéniable (12). Origène distingue trois parties en l’homme : le corps, l’âme et l’esprit. C’est par l’esprit qu’on arrive à la connaissance théologique. Ce sont les trois étapes qui procèdent à la lecture de l’Ecriture sainte : l’interprétation littérale, morale et spirituelle du texte.
Pour Eusèbe de Césarée , dans son Histoire ecclésiastique, écrite aux alentours de 33O, le chemin de la spiritualité , c’est le renoncement au monde ; il s’effectue au moyen de l’ascèse mais aussi de la contemplation.
C’est aussi la conviction de St Athanase, patriarche d’Alexandrie (mort en 373). Dans sa Vie de Saint Antoine, il met bien en évidence que l’idéal chrétien, c’est l’ascèse et la vie retirée du monde , ou monastique. C’est l’idéal qui est alors partagé dans toute l’Eglise.
St Basile de Césarée (mort en 379), ascète, évêque et théologien, fit des allers et retours entre ses obligations pastorales et la vie contemplative. Il avait visité les moines d’Egypte, et aussi le pionnier de l’idéal monastique en Arménie : St Eustate de Sébaste.
Avec sa mère et sa sœur, et un groupe de compagnons, il se retirait dans le domaine familial pour y mener une vie rythmée par les oraisons, le chant des Psaumes, les lectures de l’Ecriture et les échanges entre frères. Evêque-moine, il a donné un exemple qui fut suivi jusqu’à la fin du Moyen-Age. Ensuite, le sacerdoce a changé de couleur et s’est plus nettement sécularisé , se distançant en même temps de la vie monastique.
La même attirance se retrouve chez un autre Père cappadocien : St Grégoire de Nazianze (mort en 39O). qui, lui aussi, lui surtout, ressent l’episcopat et la vie publique comme un fardeau. Plusieurs fois, il abandonne son poste pour fuir dans la solitude.
St Grégoire de Nysse, le troisième Cappadocien (mort en 394), composa un traité sur la virginité, et une vie de Ste Macrine, la sœur de Basile de Césarée. Il se distingue de tous les autres, parce qu’il était marié. Il ne condamne pas le mariage, évidemment, mais pour lui la virginité est un état supérieur, permettant d’atteindre la sainteté du corps et de l’esprit, et préfigurant l’état paradisiaque. Il conseille d’observer la chasteté entre les époux.
Nous consacrerons notre prochaine réunion à St Jean Chrysostome (36O-4O7), patriarche d’Antioche , à une époque où le monachisme était répandu dans toute l’Asie Mineure, et où les fidèles se rendaient en foule dans les grottes et les ermitages des moines. Sa vie durant, avant et pendant son épiscopat, Chrysostome pratiqua l’idéal ascétique, jusqu’à compromettre sa santé : « La victoire sur les basses passions terrestres, la discipline morale dans une vie de recueillement et d’abnégation, en vue d’un amour dont Dieu seul est l’objet, lui apparaissaient comme le véritable accomplissement du commandement chrétien » (13).
C’est encore le même idéal que l’on retrouve chez tous les Pères latins :
Tertullien de Carthage , au milieu du second siècle, avertit les chrétiens de ne pas se compromettre avec le monde païen (14).
St Cyprien, évêque de Carthage, exalte l’idéal des vierges consacrées, la vertu de continence et aussi le martyr ; il le subit lui-même en 257 (15).
St Ambroise de Milan (mort en 391), de même, exalte la virginité, l’ascèse, la vie conventuelle, la chasteté dans le mariage, la sanctification du veuvage et le renoncement à un deuxième mariage (16).
De même, St Jérôme (342-42O) dans sa Vie des Solitaires, et, bien sûr, St Augustin (354-43O), pour qui le renoncement total au monde et surtout à la sexualité, réalisé par la Grâce, non par les efforts de l’homme, est la condition de la conversion personnelle, le levier de la vie chrétienne et le chemin de l’union à Dieu (17).
Dès l’an 3OO, au concile d’Elvire en Espagne, sous le pontificat de Marcellinus, l’obligation du célibat pour tous les clercs : évêques, presbytres, diacres, fut promulguée et devint la discipline officielle de l’Eglise. Le concile d’Elvire ne permet aux clercs d’autre compagnie féminine que la mère, la sœur, ou une vierge consacrée à Dieu (Canon 27).
Le même concile promulgue l’indissolubilité du mariage (canon 9) (18).
Dans une lettre à Himerius, évêque de Tarascon, datée du 1O février 385, le pape Siricius affirme la primauté de l’évêque de Rome, et , parlant de l’obligation du célibat ecclésiastique, relève que, dans l’Ancien Testament, les prêtres qui devaient offrir le sacrifice étaient tenus à la chasteté (19).
Quelles sont les formes qu’avait revêtues le monachisme ancien ?
Dans sa forme initiale, le monachisme était de type anachorétique ou érémitique (2O).
Des chrétiens , souvent nombreux, fuyaient la civilisation, et allaient se réfugier dans des grottes ou des oasis en plein désert . Des fidèles venaient leur apporter de la nourriture.
Parfois, ils s’installaient à proximité des villages et travaillaient. Ils retournaient alors de temps en temps dans les bourgades pour vendre le produit de leur travail. Dans ce cas, il s’agissait de semi-anachorétisme.
On venait les voir, non seulement pour les aider matériellement, mais aussi pour recevoir leurs conseils, et pour être guéris.
Les ermites se retrouvaient à intervalles réguliers pour prier ensemble et célébrer l’Eucharistie.
Parmi les anachorètes célèbres, on peut citer St Antoine de Qeman, en Egypte (251-356), Hilarion en Palestine (3O7), Eustate de Sébaste, en Asie Mineure (355), Siméon le Stylite en Syrie (412).
St Antoine de Qeman est né en Moyenne Egypte en 251, dans une famille chrétienne. C’est un sermon sur le jeune homme riche, qui le décida à vendre ses biens familiaux aux pauvres et à se faire ermite. Il avait dix-huit ans. Il vécut en ascète, d’abord à la porte de sa maison, puis se mit à l’école d’un vieil ermite, en-dehors du village. On voit souvent, en effet, de jeunes moines prosélytes qui se rattachent à un directeur spirituel. Il lisait les Ecritures, jeûnait et priait avec les Psaumes. Cependant des tentations l’assaillaient et il crut devoir s’éloigner de plus en plus du monde habité. Il se réfugia dans un ancien tombeau, qui était une grotte creusée dans la montagne, puis, encore plus loin, dans un fort désaffecté, où il demeura vingt années. Peu à peu, d’autres moines se joignirent à lui.
Au cours de la persécution de Maximin, en 311, il retourna en ville pour prêcher et encourager les prisonniers. Il cherchait lui-même le martyr et la mort. Mais la persécution cessa avant qu’il ne soit arrêté, et il retourna dans le désert de Thébaïde.
Il quitta cette retraite deux fois : d’abord pour visiter des ermites qui s’étaient installés sur la rive droite du Nil ; puis pour aller combattre les Ariens à Alexandrie.
Il mourut, selon le témoignage d’Athanase, à l’âge de cent cinq ans, le 17 janvier 356, entouré de deux amis fidèles : Athanase et Macaire.
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Si Antoine est considéré comme celui qui a donné à l’érémitisme, appelé aussi « anachorétisme », son existence officielle en milieu chrétien, c’est St Pachôme qui, dans l’Eglise, fonda le cénobitisme, c'est-à-dire le mode de vie en commun , dans un monastère.
Pachôme était issu d’une famille païenne. Il est né vers 292 près d’Esneh, en Haute -Thébaïde. Enrôlé dans l’armée à l’âge de vingt ans, il rencontra un groupe de chrétiens à Thèbes et fut frappé par leur charité. Il fit alors le vœu de se consacrer aux autres.
Il quitta le service militaire et se fit chrétien. Il devint disciple du moine Palamont, qui dirigeait un groupe d’ermites, et resta sept ans auprès de lui.
Il se sentait pourtant appelé à l’apostolat auprès d’autres chrétiens et regroupa une communauté près de Tébésinèse. Il y établit une discipline et une règle :
« Chacun se suffira à soi-même et s’occupera au travail. Il y aura une bourse commune pour pourvoir aux dépenses matérielles et à l’entretien des hôtes qui s’arrêteront chez les moines. Tous mangeront ensemble. Le père de la communauté veillera à leurs besoins ; il est leur homme de confiance et leur père auprès de Dieu » : c’est St Athanase qui cite un extrait de cette Règle dans sa Vita Antonii .
Pachôme construisit une église et les prêtres des paroisses voisines venaient y célébrer l’Eucharistie.
De nouvelles communautés s’installèrent bientôt de part et d’autre du Nil.
Par l’intermédiaire de sa sœur, Pachôme fonda le premier monastère de femmes à Tabenîsi, et un second à Tesmine. Neuf couvents d’hommes et deux couvents de femmes, tous soumis à la même règle, virent le jour du temps de Pachôme.
St Pachôme mourut le 9 mai 346.
Après lui, Théodore gouverna la congrégation pendant dix-huit ans et répandit de nouveaux monastères dans toute l’Egypte, jusqu’à Alexandrie.
En Palestine, au début du IVe siècle, le monachisme a été implanté, sur le modèle égyptien, par Hilarion et Epiphane , qui devint ensuite évêque de Salamine.
Il s’étendit en Syrie avec St Jérôme (347-42O) où il reprit la forme de l’anachorétisme.
En Asie Mineure, ce fut Eusèbe de Césarée qui organisa les communautés de moines. Ses ecrits sur l’ascétisme ont été réunis sous le titre « Asceticon » (358-359): cet ouvrage comprend quatre-vingt préceptes de morale basés sur des textes du nouveau Testament, et deux Règles monastiques.
En Asie Mineure il faut aussi mentionner St Nil d’Ancyre , à la fin du quatrième siècle. Il composa un Traité de la Prière, où il parle du but suprême de la vie monacale et des pratiques ascétiques, l’apathéia, l’extase ou sommeil en Dieu.
En Occident, le monachisme mit plus longtemps à ,s’implanter.
St Athanase, qui vint à Rome en 341, y fit circuler le récit de la Vie de St Anrtoine et les témoignages sur le monachisme oriental.
Au IVe siècle, St Jérôme, et surtout St Augustin ,dont nous parlerons encore plus loin, répandirent en Italie l’esprit des Pères du Désert. Les monastères se développèrent pour de bon en Italie à partir du Ve siècle.
Dans plusieurs ouvrages, St Augustin parle de la vie monastique : « De opere monachorum » (4O1), « De sancta virginitate » (4O1), « De unitate ecclesiae » (4O5), « De utilitate ieiunii » (4O8-412), ainsi que dans ses sermons et sa correspondance.
Une partie de sa correspondance fut connue sous le nom de « Règle de St Augustin ». Elle servit de base aux constitutions de nombreux ordres religieux. Elle prône la communauté des biens, la prière, l’ascèse, la pauvreté du vêtement, le bannissement de toute concupiscence, et aussi de la mésentente entre moines, ainsi que l’obéissance au supérieur et au prêtre. C’est surtout dans le « De opere monachorum » qu’Augustin parle du travail des moines.
Ce fut la rencontre avec Ponticianus l’Africain, qui révéla à Augustin , encore non converti, la vie des moines et l’apostolat de St Antoine : « La conversation s’engagea par des anecdotes qu’il nous raconta sur Antoine, le moine égyptien, dont le nom brillait du plus vif éclat parmi vos serviteurs, mais nous était resté inconnu jusqu ‘à ce moment . (… Il ) révéla peu à peu ce grand homme à notre ignorance, dont il s’étonna fort. Nous étions nous-mêmes stupéfaits d’apprendre, si près de nous et jusqu’à notre époque, vos merveilles parfaitement attestées, et opérées dans la vraie foi, dans l’Eglise catholique. (…) De là, la conversation se porta sur la multitude des monastères, sur leurs vertus qui font monter vers vous de suaves parfums, sur les solitudes fécondes du désert : de tout cela nous ne savions rien. Il y avait à Milan, hors des murs, un monastère plein de bons frères, sous le patronage d’Ambroise, et nous ne le connaissions pas ».
Suit le récit des quatre compagnons, fonctionnaires de l’empereur, qui, en se promenant, se séparent en deux groupes, dont l’un trouve sur son chemin une cabane « où habitaient quelques-uns de vos serviteurs, des ‘pauvres en esprit’, de ceux à qui ‘le royaume des cieux appartient’. Ils y trouvèrent un manuscrit de la ‘Vie d’Antoine’ ». Ils décidèrent alors de renoncer à leurs fonctions et de devenir « amis de Dieu », en quittant tout pour le suivre.
Les autres retournèrent au palais, tandis que les nouveaux convertis restèrent, avec les moines, dans la cabane (Confessions, livre VIII, ch. 6).
Nous consacrerons plusieurs conférences à St Augustin.
Les premiers grands monastères romains furent fondés par des papes . Sixte III (432-440) : le monastère de San Sebastian ad Catacumbos ; Léon Ier, en 44O : un grand monastère à St Pierre de Rome.
En Gaule , la vie monastique apparut plus tôt qu’en Italie. St Athanase s’y rendit en 336, lors d’un voyage à Trêves, où il parla de St Antoine.
Ce fut St Martin de Tours (315-397), qui apparut comme l’organisateur du monachisme en Gaule. Né en Hongrie, dans une famille païenne , il avait eu l’occasion de fréquenter dans sa jeunesse un groupe de catéchumènes. Mais ceci ne le décida pas encore à demander le baptême. Il entra dans l’armée impériale . Ce fut sa rencontre avec un pauvre qui décida de sa conversion. Il faut remarquer ici que ce sont les mêmes mobiles qui apparaissent chez Pachôme et chez Martin, tous deux issus de familles païennes , enrôlés dans l’armée, et ressentant à un moment donné de leur vie, la charité envers le prochain comme un tremplin vers la conversion au Christ. C’est cet idéal aussi qui détermine Antoine , à donner ses biens aux pauvres. Plus tard, en 12O6, St François d’Assise fera de même . Mais , chez St Paul, par contre, la conversion n’est pas motivée, à l’origine, par une exigence de charité envers le prochain : c’est une rencontre personnelle avec le Christ qui provoque le tournant de sa vie, comme ce fut le cas pour les Apôtres. Il faut aussi noter ici que, jusqu’à Constantin, avant que le Christianisme devienne religion d’Etat, on n’était pas chrétien par la naissance dans une famille chrétienne, mais on devenait chrétien par conversion et on recevait le baptême quand on le demandait.
Martin quitta l’armée et alla rejoindre l’évêque Hilaire à Poitiers. C’est lui qui, sans doute, en 36O, le baptisa et lui conféra l’ordination sacerdotale. Mais, comme les deux premiers Cappadociens, il ne voulut pas de suite s’engager dans le ministère, mais se retira à Ligugé, près de Poitiers, pour y mener une vie contemplative. D’autres ascètes vinrent le rejoindre, comme ce fut le cas pour St Anrtoine, et ils furent si nombreux qu’ils fondèrent un couvent, le monastère de Ligugé, premier monastère d’Occident.
Quand St Martin accepta d’être consacré évêque de Tours, en 371, il ne voulut pas changer de mode de vie, et s’installa dans une cabane de bois, à deux kilomètres de Tours, essayant de concilier sa vie de moine avec sa charge d’évêque. Il faut noter qu’il ne s’intégra pas au monastère récemment créé, mais préféra la vie solitaire. Retournant régulièrement dans son diocèse , il donna ainsi l’exemple d’une vie semi-anachorétique.
Il attira à lui une foule d’ermites, qui finirent par fonder de nombreux couvents dans la région .St Martin mourut en 397.
Plus tard, St Honorat, évêque d’Arles (35O-43O), fonda un monastère dans une des Iles de Lérins, l’île Ste Marguerite, qui devint l’un des centres théologiques de .la Gaule.
Jean Cassien, en 4O4, fonda un couvent à Marseille.
En Afrique, une mention spéciale doit être faite évidemment pour St Augustin.
On est là, apparemment, en présence d’une contradiction : l’évêque d’Hippone avait fait de la lutte contre le Donatisme, son cheval de bataille. Ce mouvement de « saints » et de « purs », d’une discipline rigoureuse, s’était séparé de l’Eglise, mais rallia beaucoup de sympathisants.
On retrouvait là le même phénomène qu’avec la secte des Esséniens, accusant le Judaïsme officiel de laxisme et désirant se développer en dehors de son influence.
Cependant, les exigences qui avaient conduit Augustin à opter pour la foi chrétienne rejoignaient totalement celles du prêtre Donat. Leur itinéraire, leur idéal étaient semblables.
Après sa conversion, Augustin se retira dans la solitude, entouré de quelques amis partageant son idéal, à Cassiciacum, à Ostie et à Tagaste. Ils se consacraient à la prière et à l’étude des Ecritures.
Devenu évêque , ce ne fut pas seulement pour préserver l’unité de l’Eglise qu’il combattit un mouvement de pensée qu’au fond de lui-même, il ne pouvait désavouer. Ce fut surtout parce que la déviance de ce mouvement échouait sur le rivage de la justification par les œuvres et des mérites personnels, le rivage du Pélagianisme . Ce double combat a fait d’Augustin le Docteur de la Grâce.
Mais alors, voici que notre ermite qui, même dans sa charge épiscopale, vivait, comme St Martin, et comme les grands Cappadociens, à côté du palais épiscopal dans la plus grande pauvreté, notre moine Augustin jeûne, passe des nuits en prière, renonce à tous les plaisirs de la vie , dans une rigoureuse ascèse : n’est-ce pas aussi pour se rendre pur devant Dieu ?
Or ici apparaît toute la différence : il sait bien, et ses Confessions en son remplies, qu’il n’arrivera jamais à s’élever de lui-même à la sainteté, à s’en rapprocher d’un seul cheveu, sans la Grâce. Augustin est un perpétuel pénitent et sait que cela ne lui sert à rien, si la Grâce n’agit pas : « Donnez-moi ce que vous commandez, et commandez ce que vous voulez. L’Apôtre confesse qu’il a tout reçu de vous et quand il se glorifie, c’est dans le Seigneur qu’il se glorifie » (Confessions, livre X, ch. 31) . « Malheur à la vie humaine la plus digne de louanges, si vous la scrutez en faisant abstraction de votre miséricorde ! Quiconque énumère devant vous ses propres mérites, fait-il autre chose qu’énumérer vos bienfaits ? « (op.cit. Livre IX, ch. 13).
Mais quand , en dépit et peut-être même à cause de cette pauvreté, de cette impuissance, la Grâce accorde le pardon, la foi, la connaissance de Dieu et l’union avec lui, alors la mesure de notre amour, de notre gratitude, est d’aimer sans mesure.
Qui retrouve-t-on là ? N’est-ce pas St Paul, un autre Docteur de la Grâce, et St Jean, pour qui la mesure de l’amour est infinie , parce qu’il est à la mesure de Dieu ?
Si des moines, avant lui, avaient pensé que l’ascèse et le renoncement au monde pouvaient les purifier et les élever à Dieu, voici qu’à présent, l’esprit du monachisme est réajusté sur l’esprit des apôtres. « Une fois accomplies, nos œuvres ne sont très bonnes qu’en tant que Vous l’avez permis » (op.cit. Livre XIII, ch.36) (22).
Avec Augustin, le clivage est posé : jamais, dans l’Eglise, la perfection de nos œuvres, jamais les mérites ne seront la clé du ciel. S’ils le sont pour les Donatistes et les Pélagiens sectaires, alors ils le sont en-dehors de l’Eglise.
Mais cela, le temps passant, à la fin du Moyen-Age, on ne l’a pas compris et c’est, alors, la justification par la Grâce, par la foi en la Grâce, que l’on a cru devoir vivre, à tort, en dehors de l’Eglise.
En conclusion, le monachisme , dans l’Eglise, s’est développé sur le modèle ancien, voire essénien, d’une retraite pieuse et studieuse, propice à la recherche solitaire d’une communion avec Dieu. Sa racine : « monos », ne désigne pas seulement la solitude, mais la concentrration sur un seul but, un seul attachement : l’amour de Dieu.
Cette exclusivité ne semble pas incompatible, ni à l’époque des Pères, ni au cours de l’histoire, avec le commandement d’aimer le frère, présenté comme nouveau dans l’Evangile de St Jean (Jn 13/34), nouveau par rapport à l’Ancien Testament, parce qu’il a pour modèle l’amour infini de Dieu, que St Jean est le seul et le premier à poser. Rien de tel, non plus, chez les Esséniens.
Il y avait , dans l’Eglise ancienne, déjà des groupes qui mettaient en valeur cette relation horizontale au prochain : des groupes de diaconnesses et de veuves s’occupant des malades et des pauvres. Mais le monachisme, dans son ensemble, érémitique ou cénobitique, n’avait pas cette priorité-là, qui restait pour lui en filigrane.
L’ouverture officielle au prochain était difficile en ces temps de paganisme et de persécution.
Le contexte historique ambiant incitait plutôt au repli et au secret.
La mise en lumière du « nouveau commandement » se fera surtout à partir du Moyen-Age, avec l’apparition des Ordres charitables, dans un contexte de détresse populaire, de guerres , de croisades et d’épidémies.
Cependant les ordres « clôturés », ainsi que l’érémitisme , ont perduré, notamment avec St Benoît de Nursie, au Ve siècle, et St Bernard de Clairvaux, au XIIe.
Il s’agissait toujours, pour l’Eglise, de préserver un éventail très large des formes de la consécration à Dieu, se référant aux paroles du Christ : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père » (Jn 14/2). Et il s’agissait pour elle, surtout, de mettre en avant la relation prioritaire au Seigneur, magnifiée par St Paul, par le quatrième Evangile et par les Pères de l’Eglise à leur suite.
Notes
1. Eph 3/19: “Connaître l’amour du Christ”.
2 S.Aurelii Augustini Confessionum Liber I, caput 1/1 & 5 (Taurini, Petri Marietti Editoris, 1919). « Tu es grand, Seigneur et infiniment digne de louanges… C’est toi que veut louer l’homme, faible partie de ta création… C’est toi qui l’engage à chercher sa joie à te louer, car tu nous as faits pour toi et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en toi ».
3 « Qui me donnera de me reposer en toi ? Qui me donnera de te voir entrer dans mon cœur pour l’enivrer, afin que j’oublie mes maux et que je puisse t’étreindre, toi, mon unique bien ? »).
Œuvres de St Bernard , traduites par Armand Ravelet. Tome V : Sermons (Paris, éd. Victor Palmé, 187O) , p. 232.
4. Très proche de la mystique paulinienne et johannique , il faut relever ce passage du Rouleau des Hymnes (U/T XII, 11b-14) :
« Et moi, doué d’intelligence, je t’ai connu, ô mon Dieu,
grâce à l’Esprit que tu as mis en moi,
et j’ai entendu ce qui est certain d’après ton secret merveilleux,
grâce à ton Esprit-saint.
Tu as ouvert au milieu de moi la Connaissance
en ce qui concerne le Mystère de ton intelligence,
et la source de ta puissance et la fontaine de tes bontés
tu les a révélées selon l’abondance de la grâce
et le zèle exterminateur.
Et tu feras cesser la domination des ténèbres. »
(La Bible. Ecrits intertestamentaires. Paris, éd.Gallimard, 1987), p. 281 .
5. Voir les conclusions de notre conférence du 2 mai 2O16, intitulée : « Chrétiens et Esséniens, un pléonasme ? »
6. Même le chapitre 17, verset 24 de l’Evangile selon St Jean, semble avoir des antécédents dans les Hymnes (V/XIII,13) :
« Et dans les Mystères de ton intelligence, tu as divisé toutes ces choses,
Afin de faire connaître ta gloire ».
Le « Pain de vie » est évoqué dans « Joseph et Aséneth » XV,4 :
« Voici, à partir d’aujourd’hui, tu seras renouvelée, reformée et revivifiée, et tu mangeras le pain de vie, et tu boiras la coupe d’immortalité, et tu seras ointe de l’onction d’incorruptibilité » . Cf Jn 6/35.
Le lavement des pieds et les protestations à ce sujet (Jn 13/4-1O), semblent faire écho au ch.XX/1-3 de « Joseph et Aséneth », et pourrait figurer l’union mystique entre époux , ce qui expliquerait la remarque de Jésus à Pierre : « Si je ne te lave, tu n’auras pas de part avec moi ».
On voit, dans le même livre (XXIII,7-16), un épisode où Siméon, frère de Joseph, tire l’épée et veut frapper le fils de Pharaon, mais son autre frère Lévi l’en empêche. Cf Jn 18/1O-11.
L’ordre adressé par Jésus à Pierre et ainsi traduit dans la Traduction œcuménique de la Bible : « Passe derrière, Satan ! » (Mc 8/32-33 ; Mt 16/23 ; mais non repris par Jn), existe déjà dans le Testament de Job XXVII, 1 et est traduit par : « Passe devant, cesse de te cacher ! » (op.cit. p. 1626). Cette traduction éclaire le sens qu’il faut probablement donner au texte synoptique. Le verbe hupagô, employé ici, ne veut pas forcément dire : « passe derrière », mais plutôt : « se séparer, s’éloigner ». Il traduit le verbe hébreu Halah, qui a beaucoup de sens : s’élever, enlever, mais aussi : se retirer et se manifester.
Pour revenir à St Jean, on trouve dans l’Apocalypse d’Abraham (IX, 2-9) des paroles qui rappellent Jn 5/2O et 15 /14-15 : « Tu verras de grandes choses que tu n’as pas vues, car tu as aimé me chercher et je t’ai appelé Mon ami ».
Au sujet des récits de la Passion, on trouve, par exemple, dans l’Apocalypse d’Abraham XXIX,4-8 ce passage éloquent :
« Les uns se moquaient de cet homme, d’autres le frappaient, d’autres l’adoraient . (…)
Azazel accourut et l’adora ; lui ayant donné un baiser au visage, il se retourna et se mit derrière lui.
Je dis : « Eternel Puissant, qui est cet homme raillé, frappé et adoré par les païens avec Azazel ? »
Il répondit et dit : « Ecoute, Abraham, cet homme que tu as vu raillé, frappé et encore adoré, c’est celui qui soulagera des païens le peuple qui viendra de toi, dans les derniers jours, à cette douzième heure du siècle impie.
A la douzième heure de Mon siècle final, j’installerai cet homme venu de ta semence, que tu as vu issu de Mon peuple. Celui-là, tous le suivront. » (Op.cit. p.1726-1727).
Voici encore un passage troublant dans le Commentaire d’Habacuc V, 8-12 :
« …Pourquoi regardez-vous, ô traîtres, et gardez le silence, quand l’impie engloutit celui qui est plus juste que lui ?
L’explication de ceci concerne la Maison d’Absalom et les membres de leur conseil, qui se turent lors du châtiment du Maître de Justice, et n’aidèrent pas celui-ci contre l’Homme de mensonge, qui avait méprisé la Loi au milieu de toute leur congrégation. »
Les symboles du chemin, de la vérité, de la lumière sont tous présents dans la littérature pseudépigraphique, et on y trouve aussi le commandement de l’amour du prochain.
Citons l’Ecrit de Damas VI,11 ss :
« Oui, ils prendront soin d’agir
Selon la teneur exacte de la Loi (…)
Et d’aimer chacun son frère
comme soi-même,
et de soutenir la main de l’indigent, et du pauvre, et de l’étranger,
et de chercher chacun le bien-être de son frère. » (Op.cit. p. 155) .
Cf Jn 13/34 ; 15/12,17. Mc 12/23-31. Mt 22/34-4O. Lc 1O/26-27.
Il y a encore beaucoup d’autres exemples de correspondances entre des passages de la littérature pseudépigraphique et le nouveau Testament.
La dualité « chair/esprit », « monde d’en -bas et monde d’en-haut » (Jn 8/23), l’opposition aux Pharisiens, la prière pour les ennemis (Test.Joseph XVIII,2), l’exhortation à rejeter les divisions (Test.Zabulon IX), à donner à celui qui demande (Test.Zabulon VII), la phrase : « Heureux vous qui pleurez… » (Test.Juda XXV), l’allusion à la Vierge et à l’Agneau sans tache (Test.Joseph XIX,8), à l’Agneau, sauveur des nations (XIX,11), au Roi des cieux qui paraît sur la terre sous la forme d’un homme humble (Test.Benjamin X,7), le rideau du Temple déchiré (IX), le prophète unique, Seigneur insulté et élevé sur le bois (IX), les uns qui ressusciteront pour la gloire, les autres pour le jugement (XI), l’exhortation à ne pas ensevelir celui qui est encore vivant…car son âme va revenir à nouveau dans son corps (Paralip.Jérémie IX,11), et il ressuscite après trois jours (IX,13).
Les présentateurs des Ecrits intertestamentaires (La Bible, éd.La Pléiäde, op.cit.) soupçonnent certains passages à coloration manifestement néotestamentaire, d’être des interpolations d’auteurs chrétiens (par exemple p. 942 , note relative au verset 7 du Testament de Benjamin, chapitre X ; et p.1761, note relative aux versets 13-22 du chapitre IX des Paralipomènes de Jérémie). Mais c’est un problème délicat : en l’absence de preuves on en est réduit aux conjectures.
Nous ne pouvons que reprendre ici nos conclusions de la conférence du 2 mai 2O16, et les formuler avec plus de franchise encore : ou ce sont des Esséniens convertis qui, avec leurs souvenirs littéraires, ont aidé à la composition des Evangiles , les ont arrangés à leur manière, et ont refondu certains passages des anciens pseudépigraphes . Ou alors on est, avec le Christianisme, en présence d’une fraude historique monumentale.
Dans le premier cas, on aurait reversé la littérature essénienne dans le moule chrétien.
Dans le second cas, le Christianisme serait issu d’une fiction élaborée de toutes pièces, à partir d’ une référence historique : l’histoire du Maître de Justice et de ses disciples, révolue depuis plus d’un siècle.
Le Judaïsme en a toujours été convaincu. Mais cette dernière hypothèse semble, à nos yeux, être contredite par le témoignage des martyrs, et par la beauté spirituelle des écrits patristiques , qui n’auraient jamais, sans une conviction profonde, inébranlable, atteint de tels sommets.
Il faut pourtant, prêter toute attention à un passage inquiétant des Confessions de St Augustin, qui dit, à propos des Manichéens : « Ils n’aimaient pas à formuler leurs réponses publiquement, ils nous les donnaient dans le privé. D’après eux, les Ecritures auraient été falsifiées par je ne sais qui, dans le dessein de greffer la foi des Juifs sur la foi chrétienne. »
(op.cit. Livre V, ch.11).
Les Manichéens étaient-ils , avec les Juifs dispersés, trois siècles après la rédaction des Evangiles, les seuls à savoir la vérité sur les secrets de leur élaboration ? Si loin dans le temps, ils n’avaient plus de preuves et devaient en parler secrètement. Sans preuves, ils ne pouvaient se permettre de créer un scandale public.
Nous avons soupçonné que ces « je ne sais qui « pouvaient être d’anciens juifs convertis, plus exactement des Esséniens dispersés de la secte de Qoumrân, qui auraient aidé, ou même présidé à la rédaction des Evangiles en leur amalgamant la littérature , non pas vétérotestamentaire canonique, mais bien celle qu’ils avaient constituée dans leur communauté, et qui fait partie de ce que nous appelons aujourd’hui la littérature intertestamentaire.
7. S.Clemens Romanus Papa : Epistula ad Corinthios I/36,2 :
« Per hunc caelorum altitudinem adspicimus ; per hunc vultum eius immaculatum et excelsum speculamur ; per hunc oculi cordis nostri aperti sunt ; per hunc insipiens et obscurata mens nostra in lucem efflorescit… » (Enchiridion Patristicum, op.cit., p. 7)
8. S.Clemens, Ep. Cor. 47,2 (op.cit. p. 9) :
« Vinculum caritatis Dei qui potest enarrare ?
Quis pulchritudinis eius magnificentiam eloqui valet ?
Altitudo, ad quam evehit caritas, inenarrabilis est.
Caritas nos Deo adglutinat, caritas pecccatorum multitudinem tegit,
Caritas omnia sustinet, omnia patienter tolerat….
In caritate nos Dominus sibi assumpsit… »
9. S.Ignatius Antiochenus, Epistula ad Smyrnaeos 1, 1-2 (op.cit. p.2O-21).
1O. Epistula ad Polycarpum 5, 2 (op.cit. p.22).
11. Martyrium S.Polycarpi 18,3:
“Quo etiam loci nobis, ut fieri poterit, in exultatione et gaudio congregationis Dominus praebebit natalem martyrii eius diem celebrare, tum in memoriam eorum qui certamina iam pertulerunt, tum ut posteri exercitati sint et parati ad eadem sustinenda.” (op.cit. p.27).
On trouve ici, dès l’an 156, une définition émouvante de l’Eglise (12,2) :
« Ecclesia Dei quae Smyrnae peregrinatur, ecclesia Dei quae Philomelii peregrinatur, et omnibus ubique terrarum sanctae et catholicae ecclesiae paroeciis… » (op.cit. p.25-26).
12. Cette spiritualité, déjà présente en milieu essénien, confortée au troisième siècle par le Manichéisme mésopotamien, et par la philosophie de Plotin (2O4-27O), qui effectue une transcription, dans le christianisme, du système platonicien, a influencé le monachisme ancien. On peut même dire que, jusqu’à nos jours, dans l’Eglise, cette opposition entre la chair et l’esprit, et la conviction que celui-ci ne peut s’élever qu’au prix du renoncement à la matière, a perduré , et a déterminé vocations sacerdotales avec obligation du célibat, et vœux monastiques assortis des trois renoncements aux biens de ce monde (pauvreté), à la concupiscence (chasteté), et à soi-même (obéissance).
13. Hans von Campenhausen, Les Pères grecs. Traduit de l’allemand par O.Marbach.
(Paris, éd. De l’Orante, 1963), p.189.
Pour tous les Pères cités, voir le même auteur :
Origène, p. 57 ss. (De principiis, Hexaples, Tetraples, Contra Celsius).
Eusèbe de Césarée, p. 81 ss. (Historia ecclesiastica)
Athanase, p. 97 ss. (Apologia, Contra gentes, Vita Antonii)
Basile de Césarée, p. 115 ss. (Epîtres et traités)
Grégoire de Nazianze, p. 137 ss. (Discours et sermons)
Grégoire de Nysse, p. 155 ss. (De virginitate, Via Macrina ).
14. Tertullien : voir H.von Campenhausen, Les Pères latins. Traduit de l’allemand par C.A.Moreau. (Paris, éd. De l’Orante, 1967), p. 11 ss. (Ad nationes, Apologeticum, De poenitentia, De carne Christi, De praescriptione haereticorum, de Anima, Adversus Marcionem).
15. Cyprien : op.cit. p. 48 ss. (Epistolae, De lapsis, De unitate ecclesiae, Testimoniorum libri ad Quirinum).
16. St Ambroise de Milan : op.cit. p. 1O7 ss. Il était l’un des maîtres spirituels d’Augustin, dont l’influence fut à l’origine de sa conversion . ( De poenitentia, De fide ad Gratianum,, De obitu Valentiniani, Contra Auxentium, De sacramentis, Expositio evangelii secundum Lucam, Expositio de Psalmo).
17. St Jérôme : op.cit. p. 155 ss. (Epistolae, De viris illustribus).
18. Cf. Henricus Denzinger , Adolfus Schönmetzer, s.j. :
Enchiridion Symbolorum Definitionum et Declarationum de Rebus Fidei et Morum.
Freiburg im Breisgau, Herder Verlag, 1965 (1), 1967 (2).
Concilium Illiberitanum [3OO-3O3 ?] , op.cit. p. 5O.
19. Denz., op.cit. p. 72.
2O. Du grec anakôréô, qui a plusieurs sens intéressants , et un sens général de « conversion » : il veut dire « revenir à soi », « se retirer », « s’éloigner », « s’abstenir de quelque chose », « retourner sur ses pas », « revenir chez soi ». Ainsi, le moine se retrouve chez lui, dans le désert : il a rejoint sa vraie patrie.
21. Une longue lettre attribuée au pape Célestin Ier (mai 431) intitulée « De gratia Dei »,
comporte notamment ce passage, se référant au Concile de Carthage (418) et à l’Epître aux Philippiens 2/13 : « His ergo ecclesiasticis regulis et ex divina sumptis auctoritate documentis, ita adjuvante Domino confirmati sumus, ut omnium bonorum affectum atque operum et omnium studiorum omniumque virtutum, quibus ab initio fidei ad Deum tenditur, Deum profiteamur auctorem, et non dubitemus , ab ipsius gratia omnia hominis merita praeveniri, per quem fit, ut aliquid boni et velle inciîamus et facere (cf.Phil 2,13 ».
(Denz.,op.cit. p. 91 § 248).
Le Concile œcuménique d’Ephèse, en 431, a condamné le Pélagianisme (Denz. op.cit. p. 97 §67-268).
Une lettre du Pape Hormisdas aux évêques d’Afrique (13 août 52O), réaffirme les positions de l’Eglise au sujet de la Grâce, en référence aux écrits de St Augustin et de bien d’autres ,
(Denz. op.cit . p. 13O § 366).
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22. Pour les oeuvres de St Augustin, voir: Bibliothèque augustinienne – Œuvres de Saint Augustin . Texte latin, traduction et notes. (Paris, éd.Desclée de Brouwer et Cie, 1947 et ss.)
L’énorme bibliographie, sur le sujet du Monachisme dans l’Eglise ancienne, pourra être trouvée sur internet.
Danielle Vincent
Ste Marie-aux-Mines.
« Magnus es Domine, et laudabilis valde…Et laudare te vult homo aliqua portio creaturae tuae…Tu excitas, ut laudare te delectet, quia fecisti nos ad te ; et inquietum est cor nostrum, donec requiescat in te… Quis mihi dabit acquiescere in te ? Quis mihi dabit, ut venias in cor meum, et inebries illud ; ut obliviscar mala mea, et unum bonum meum amplectar te ? » (2)
« Que ferai-je pour le rencontrer ?... O mon Sauveur, hâtez, je vous en prie, le temps où je vous verrai face à face, vous que j’implore maintenant de loin ; le temps où je vous saisirai et vous embrasserai, vous l’objet de mes désirs ; le temps où je serai tout absorbé dans l’abîme de votre amour. » (3).
Avant St Augusrin, avant St Bernard, et longtemps après eux, une foule de croyants avaient fait les mêmes prières. La plupart des Pères de l’Eglise ont été des mystiques . Ils ont pu, certes, s’inspirer des Psaumes bibliques, et aussi des Hymnes esséniens, où l’on trouve les grandes envolées de l’âme vers son Créateur (4). Mais le désir d’union mystique ne vient pas de là, car la distance infinie entre Dieu et l’homme est jalousement préservée dans la pensée du Judaïsme.
On ne le trouve pas non plus dans les Evangiles synoptiques.
Ce mysticisme, qui est porté par la spiritualité chrétienne comme un phénomène nouveau (5) est inauguré par St Paul, une génération au moins avant la rédaction des Synoptiques. De tels passages forment le sommet de son œuvre : « Je connais un homme en Christ qui fut ravi jusqu’au troisième ciel…et je sais que cet homme fut enlevé dans le paradis, et qu’il entendit des paroles ineffables, qu’il n’est pas permis à un homme d’exprimer. » (2 Cor 12/2-4) . « …que vous puissiez connaître l’amour de Christ, qui surpasse toute connaissance, en sorte que vous soyez remplis jusqu’à toute la plénitude de Dieu » (Eph 3/19).
« J’ai été crucifié avec Christ ; et si je vis, ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi. »( Gal 2/2O).
La flamme paulinienne se retrouve dans l’Evangile de St Jean, près d’un demi -siècle plus tard.
A côté d’elle, les Synoptiques font pâle figure. Cependant, ce n’est que dans les chapitres 13 à 17 que l’Evangile de St Jean se colore de mysticisme. On peut se demander s’il s’agit bien du même auteur que celui du reste de l’Evangile. Une source particulière est , en tout cas, utilisée , qui a pu s’inspirer des épîtres pauliniennes. Si tout le reste de l’Evangile johannique est fortement marqué par des thèmes de ce que l’on nomme aujourd’hui la littérature intertestamentaire, au point qu’il apparaît comme le plus essénien des évangiles ,ainsi que le soupçonne la Traduction œcuménique de la Bible (6), nous avons ici un changement radical.
Un dialogue amical, même intime, se noue entre Jésus et les Onze, d’une familiarité que jamais les théologiens esséniens ne se seraient permis d’imaginer dans leur relation avec le Maître . On ne trouve en effet rien de comparable dans toute leur littérature connue. Et ce dialogue est une promesse d’union avec le Christ et de connaissance de Dieu. Elles peuvent déjà se réaliser ici-bas, mais au prix de l’incompréhension de l’entourage et du rejet. Elles s’effectuent au risque de la persécution et du martyre, mais dans l’attente des retrouvailles célestes.
On a pu se demander quelle était la force qui a motivé les chrétiens, durant des générations, à affronter les persécutions. Jusqu’au début du quatrième siècle, à partir de Caligula (38-41),
trente deux empereurs romains, persécuteurs des chrétiens, se sont succédés jusqu’à la conversion de Constantin en 312.
Quels étaient les livres sacrés que le peuple de convertis pouvait connaître ?
La liste des écrits juifs, adoptée par les milieux rabbiniques, avait été fixée au synode de Jamnia (ou Jabne, au sud de Jaffa), en l’an 9O. Bien avant, ces écrits avaient été traduits en grec entre 25O et 13O ; ils circulaient dans les milieux chrétiens , de même qu’était connue la littérature non admise dans le canon juif.
Les lettres de St Paul avaient atteint les grandes communautés d’Asie mineure et du monde romain, dès le milieu du premier siècle. Lyon était évangélisée un siècle plus tard et Ste Blandine, qui mourut martyre à Lyon en 177, avait déjà pu connaître les traits de pensée majeurs non seulement des écrits pauliniens, mais aussi des quatre Evangiles, oralement véhiculés dans sa langue maternelle , par la catéchèse et les prédications.
Des jeunes gens et jeunes filles du peuple, n’ayant pas encore reçu de formation académique ou métaphysique, non accoutumés aux querelles théologiques de l’époque, ne pouvant sans doute même pas lire les copies grecques de la littérature biblique, refusaient au prix de la mort de renier leur foi. Il faudrait dire plutôt : de renier leur Seigneur. Car il semble que c’était bien leur relation au Seigneur qui donnait tant de force à leur foi, bien plus que des convictions doctrinales. Or cet attachement au Christ, pas seulement mémoriel, mais existentiel, cet amour pour quelqu’un qui était toujours avec eux, cette relation de cœur avec le Seigneur ressuscité , avaient surnagé dans l’abondance des écrits, des thèmes et des courants doctrinaux véhiculés par la première littérature chrétienne. Le cœur seul voit clair.
« C’est l’amour qui connaît la vérité », écrit St Augustin , dans ses Confessions (livre VII, ch.1O). Fallait-il que cet amour soit puissant pour accepter d’être déchirés par les bêtes, à l’aurore de la vie. Ce fut une passion qui ne s’est pas affaiblie avec l’usure du temps. Et ce fut cette passion-là que partagèrent les moines des premiers siècles chrétiens.
Ainsi, l’on peut dire que le monachisme, érémitique ou cénobitique , a été bien plus une passion qu’une institution.
Les Pères de l’Eglise ont tous été des Pères du désert, même ceux qui n’y ont vécu que peu de temps, ou n’y ont jamais vécu, mais en ont partagé l’esprit. Pas un seul, peut-être, qui n’ait, par exemple, exalté la chasteté ou la virginité, dans un traité, un sermon, une lettre. Non pour y voir une vertu méritoire, mais un moyen privilégié d’union à Dieu.
St Justin Martyr, déjà, dans son Apologie (15O), parle de la patience et de la chasteté comme d’éminentes vertus chrétiennes, et loue le courage des chrétiens devant la mort.
Pour St Clément de Rome, pape de 92 à 1O1, donc contemporain de la rédaction de l’Evangile de St Jean, nous devons tendre vers le ciel et vers la pureté immaculée (7).
Clément reprend l’hymne à l’amour de St Paul (1 Cor 13/4-8), dans un passage de toute beauté de la lettre qu’il écrit, lui-aussi, à l’Eglise de Corinthe : c’est dans la charité et l’amour du Christ que l’on atteint la perfection , et que Dieu nous élève et nous unit à lui (8).
St Ignace d’Antioche , mort en 1O7, fait souvent allusion à la mère du Christ . Sa virginité est un exemple pour le chrétien (9). Il doit garder la chasteté par respect pour le corps du Christ (1O)..
La vénération des martyrs apparaît dans l’Eglise dès le milieu du second siècle, dans le « Martyr de Polycarpe » en l’an 156. La communion avec leurs souffrances doit détourner le chrétien des plaisirs de ce monde. On trouve ici un autre argument en faveur d’une vie consacrée et séparée du monde ambiant (11).
Pour Origène, dans le De Principis (vers 23O), le chrétien est appelé à se libérer des entraves du monde, pour peu à peu monter vers Dieu. L’influence de la philosophie grecque , chez lui, est indéniable (12). Origène distingue trois parties en l’homme : le corps, l’âme et l’esprit. C’est par l’esprit qu’on arrive à la connaissance théologique. Ce sont les trois étapes qui procèdent à la lecture de l’Ecriture sainte : l’interprétation littérale, morale et spirituelle du texte.
Pour Eusèbe de Césarée , dans son Histoire ecclésiastique, écrite aux alentours de 33O, le chemin de la spiritualité , c’est le renoncement au monde ; il s’effectue au moyen de l’ascèse mais aussi de la contemplation.
C’est aussi la conviction de St Athanase, patriarche d’Alexandrie (mort en 373). Dans sa Vie de Saint Antoine, il met bien en évidence que l’idéal chrétien, c’est l’ascèse et la vie retirée du monde , ou monastique. C’est l’idéal qui est alors partagé dans toute l’Eglise.
St Basile de Césarée (mort en 379), ascète, évêque et théologien, fit des allers et retours entre ses obligations pastorales et la vie contemplative. Il avait visité les moines d’Egypte, et aussi le pionnier de l’idéal monastique en Arménie : St Eustate de Sébaste.
Avec sa mère et sa sœur, et un groupe de compagnons, il se retirait dans le domaine familial pour y mener une vie rythmée par les oraisons, le chant des Psaumes, les lectures de l’Ecriture et les échanges entre frères. Evêque-moine, il a donné un exemple qui fut suivi jusqu’à la fin du Moyen-Age. Ensuite, le sacerdoce a changé de couleur et s’est plus nettement sécularisé , se distançant en même temps de la vie monastique.
La même attirance se retrouve chez un autre Père cappadocien : St Grégoire de Nazianze (mort en 39O). qui, lui aussi, lui surtout, ressent l’episcopat et la vie publique comme un fardeau. Plusieurs fois, il abandonne son poste pour fuir dans la solitude.
St Grégoire de Nysse, le troisième Cappadocien (mort en 394), composa un traité sur la virginité, et une vie de Ste Macrine, la sœur de Basile de Césarée. Il se distingue de tous les autres, parce qu’il était marié. Il ne condamne pas le mariage, évidemment, mais pour lui la virginité est un état supérieur, permettant d’atteindre la sainteté du corps et de l’esprit, et préfigurant l’état paradisiaque. Il conseille d’observer la chasteté entre les époux.
Nous consacrerons notre prochaine réunion à St Jean Chrysostome (36O-4O7), patriarche d’Antioche , à une époque où le monachisme était répandu dans toute l’Asie Mineure, et où les fidèles se rendaient en foule dans les grottes et les ermitages des moines. Sa vie durant, avant et pendant son épiscopat, Chrysostome pratiqua l’idéal ascétique, jusqu’à compromettre sa santé : « La victoire sur les basses passions terrestres, la discipline morale dans une vie de recueillement et d’abnégation, en vue d’un amour dont Dieu seul est l’objet, lui apparaissaient comme le véritable accomplissement du commandement chrétien » (13).
C’est encore le même idéal que l’on retrouve chez tous les Pères latins :
Tertullien de Carthage , au milieu du second siècle, avertit les chrétiens de ne pas se compromettre avec le monde païen (14).
St Cyprien, évêque de Carthage, exalte l’idéal des vierges consacrées, la vertu de continence et aussi le martyr ; il le subit lui-même en 257 (15).
St Ambroise de Milan (mort en 391), de même, exalte la virginité, l’ascèse, la vie conventuelle, la chasteté dans le mariage, la sanctification du veuvage et le renoncement à un deuxième mariage (16).
De même, St Jérôme (342-42O) dans sa Vie des Solitaires, et, bien sûr, St Augustin (354-43O), pour qui le renoncement total au monde et surtout à la sexualité, réalisé par la Grâce, non par les efforts de l’homme, est la condition de la conversion personnelle, le levier de la vie chrétienne et le chemin de l’union à Dieu (17).
Dès l’an 3OO, au concile d’Elvire en Espagne, sous le pontificat de Marcellinus, l’obligation du célibat pour tous les clercs : évêques, presbytres, diacres, fut promulguée et devint la discipline officielle de l’Eglise. Le concile d’Elvire ne permet aux clercs d’autre compagnie féminine que la mère, la sœur, ou une vierge consacrée à Dieu (Canon 27).
Le même concile promulgue l’indissolubilité du mariage (canon 9) (18).
Dans une lettre à Himerius, évêque de Tarascon, datée du 1O février 385, le pape Siricius affirme la primauté de l’évêque de Rome, et , parlant de l’obligation du célibat ecclésiastique, relève que, dans l’Ancien Testament, les prêtres qui devaient offrir le sacrifice étaient tenus à la chasteté (19).
Quelles sont les formes qu’avait revêtues le monachisme ancien ?
Dans sa forme initiale, le monachisme était de type anachorétique ou érémitique (2O).
Des chrétiens , souvent nombreux, fuyaient la civilisation, et allaient se réfugier dans des grottes ou des oasis en plein désert . Des fidèles venaient leur apporter de la nourriture.
Parfois, ils s’installaient à proximité des villages et travaillaient. Ils retournaient alors de temps en temps dans les bourgades pour vendre le produit de leur travail. Dans ce cas, il s’agissait de semi-anachorétisme.
On venait les voir, non seulement pour les aider matériellement, mais aussi pour recevoir leurs conseils, et pour être guéris.
Les ermites se retrouvaient à intervalles réguliers pour prier ensemble et célébrer l’Eucharistie.
Parmi les anachorètes célèbres, on peut citer St Antoine de Qeman, en Egypte (251-356), Hilarion en Palestine (3O7), Eustate de Sébaste, en Asie Mineure (355), Siméon le Stylite en Syrie (412).
St Antoine de Qeman est né en Moyenne Egypte en 251, dans une famille chrétienne. C’est un sermon sur le jeune homme riche, qui le décida à vendre ses biens familiaux aux pauvres et à se faire ermite. Il avait dix-huit ans. Il vécut en ascète, d’abord à la porte de sa maison, puis se mit à l’école d’un vieil ermite, en-dehors du village. On voit souvent, en effet, de jeunes moines prosélytes qui se rattachent à un directeur spirituel. Il lisait les Ecritures, jeûnait et priait avec les Psaumes. Cependant des tentations l’assaillaient et il crut devoir s’éloigner de plus en plus du monde habité. Il se réfugia dans un ancien tombeau, qui était une grotte creusée dans la montagne, puis, encore plus loin, dans un fort désaffecté, où il demeura vingt années. Peu à peu, d’autres moines se joignirent à lui.
Au cours de la persécution de Maximin, en 311, il retourna en ville pour prêcher et encourager les prisonniers. Il cherchait lui-même le martyr et la mort. Mais la persécution cessa avant qu’il ne soit arrêté, et il retourna dans le désert de Thébaïde.
Il quitta cette retraite deux fois : d’abord pour visiter des ermites qui s’étaient installés sur la rive droite du Nil ; puis pour aller combattre les Ariens à Alexandrie.
Il mourut, selon le témoignage d’Athanase, à l’âge de cent cinq ans, le 17 janvier 356, entouré de deux amis fidèles : Athanase et Macaire.
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Si Antoine est considéré comme celui qui a donné à l’érémitisme, appelé aussi « anachorétisme », son existence officielle en milieu chrétien, c’est St Pachôme qui, dans l’Eglise, fonda le cénobitisme, c'est-à-dire le mode de vie en commun , dans un monastère.
Pachôme était issu d’une famille païenne. Il est né vers 292 près d’Esneh, en Haute -Thébaïde. Enrôlé dans l’armée à l’âge de vingt ans, il rencontra un groupe de chrétiens à Thèbes et fut frappé par leur charité. Il fit alors le vœu de se consacrer aux autres.
Il quitta le service militaire et se fit chrétien. Il devint disciple du moine Palamont, qui dirigeait un groupe d’ermites, et resta sept ans auprès de lui.
Il se sentait pourtant appelé à l’apostolat auprès d’autres chrétiens et regroupa une communauté près de Tébésinèse. Il y établit une discipline et une règle :
« Chacun se suffira à soi-même et s’occupera au travail. Il y aura une bourse commune pour pourvoir aux dépenses matérielles et à l’entretien des hôtes qui s’arrêteront chez les moines. Tous mangeront ensemble. Le père de la communauté veillera à leurs besoins ; il est leur homme de confiance et leur père auprès de Dieu » : c’est St Athanase qui cite un extrait de cette Règle dans sa Vita Antonii .
Pachôme construisit une église et les prêtres des paroisses voisines venaient y célébrer l’Eucharistie.
De nouvelles communautés s’installèrent bientôt de part et d’autre du Nil.
Par l’intermédiaire de sa sœur, Pachôme fonda le premier monastère de femmes à Tabenîsi, et un second à Tesmine. Neuf couvents d’hommes et deux couvents de femmes, tous soumis à la même règle, virent le jour du temps de Pachôme.
St Pachôme mourut le 9 mai 346.
Après lui, Théodore gouverna la congrégation pendant dix-huit ans et répandit de nouveaux monastères dans toute l’Egypte, jusqu’à Alexandrie.
En Palestine, au début du IVe siècle, le monachisme a été implanté, sur le modèle égyptien, par Hilarion et Epiphane , qui devint ensuite évêque de Salamine.
Il s’étendit en Syrie avec St Jérôme (347-42O) où il reprit la forme de l’anachorétisme.
En Asie Mineure, ce fut Eusèbe de Césarée qui organisa les communautés de moines. Ses ecrits sur l’ascétisme ont été réunis sous le titre « Asceticon » (358-359): cet ouvrage comprend quatre-vingt préceptes de morale basés sur des textes du nouveau Testament, et deux Règles monastiques.
En Asie Mineure il faut aussi mentionner St Nil d’Ancyre , à la fin du quatrième siècle. Il composa un Traité de la Prière, où il parle du but suprême de la vie monacale et des pratiques ascétiques, l’apathéia, l’extase ou sommeil en Dieu.
En Occident, le monachisme mit plus longtemps à ,s’implanter.
St Athanase, qui vint à Rome en 341, y fit circuler le récit de la Vie de St Anrtoine et les témoignages sur le monachisme oriental.
Au IVe siècle, St Jérôme, et surtout St Augustin ,dont nous parlerons encore plus loin, répandirent en Italie l’esprit des Pères du Désert. Les monastères se développèrent pour de bon en Italie à partir du Ve siècle.
Dans plusieurs ouvrages, St Augustin parle de la vie monastique : « De opere monachorum » (4O1), « De sancta virginitate » (4O1), « De unitate ecclesiae » (4O5), « De utilitate ieiunii » (4O8-412), ainsi que dans ses sermons et sa correspondance.
Une partie de sa correspondance fut connue sous le nom de « Règle de St Augustin ». Elle servit de base aux constitutions de nombreux ordres religieux. Elle prône la communauté des biens, la prière, l’ascèse, la pauvreté du vêtement, le bannissement de toute concupiscence, et aussi de la mésentente entre moines, ainsi que l’obéissance au supérieur et au prêtre. C’est surtout dans le « De opere monachorum » qu’Augustin parle du travail des moines.
Ce fut la rencontre avec Ponticianus l’Africain, qui révéla à Augustin , encore non converti, la vie des moines et l’apostolat de St Antoine : « La conversation s’engagea par des anecdotes qu’il nous raconta sur Antoine, le moine égyptien, dont le nom brillait du plus vif éclat parmi vos serviteurs, mais nous était resté inconnu jusqu ‘à ce moment . (… Il ) révéla peu à peu ce grand homme à notre ignorance, dont il s’étonna fort. Nous étions nous-mêmes stupéfaits d’apprendre, si près de nous et jusqu’à notre époque, vos merveilles parfaitement attestées, et opérées dans la vraie foi, dans l’Eglise catholique. (…) De là, la conversation se porta sur la multitude des monastères, sur leurs vertus qui font monter vers vous de suaves parfums, sur les solitudes fécondes du désert : de tout cela nous ne savions rien. Il y avait à Milan, hors des murs, un monastère plein de bons frères, sous le patronage d’Ambroise, et nous ne le connaissions pas ».
Suit le récit des quatre compagnons, fonctionnaires de l’empereur, qui, en se promenant, se séparent en deux groupes, dont l’un trouve sur son chemin une cabane « où habitaient quelques-uns de vos serviteurs, des ‘pauvres en esprit’, de ceux à qui ‘le royaume des cieux appartient’. Ils y trouvèrent un manuscrit de la ‘Vie d’Antoine’ ». Ils décidèrent alors de renoncer à leurs fonctions et de devenir « amis de Dieu », en quittant tout pour le suivre.
Les autres retournèrent au palais, tandis que les nouveaux convertis restèrent, avec les moines, dans la cabane (Confessions, livre VIII, ch. 6).
Nous consacrerons plusieurs conférences à St Augustin.
Les premiers grands monastères romains furent fondés par des papes . Sixte III (432-440) : le monastère de San Sebastian ad Catacumbos ; Léon Ier, en 44O : un grand monastère à St Pierre de Rome.
En Gaule , la vie monastique apparut plus tôt qu’en Italie. St Athanase s’y rendit en 336, lors d’un voyage à Trêves, où il parla de St Antoine.
Ce fut St Martin de Tours (315-397), qui apparut comme l’organisateur du monachisme en Gaule. Né en Hongrie, dans une famille païenne , il avait eu l’occasion de fréquenter dans sa jeunesse un groupe de catéchumènes. Mais ceci ne le décida pas encore à demander le baptême. Il entra dans l’armée impériale . Ce fut sa rencontre avec un pauvre qui décida de sa conversion. Il faut remarquer ici que ce sont les mêmes mobiles qui apparaissent chez Pachôme et chez Martin, tous deux issus de familles païennes , enrôlés dans l’armée, et ressentant à un moment donné de leur vie, la charité envers le prochain comme un tremplin vers la conversion au Christ. C’est cet idéal aussi qui détermine Antoine , à donner ses biens aux pauvres. Plus tard, en 12O6, St François d’Assise fera de même . Mais , chez St Paul, par contre, la conversion n’est pas motivée, à l’origine, par une exigence de charité envers le prochain : c’est une rencontre personnelle avec le Christ qui provoque le tournant de sa vie, comme ce fut le cas pour les Apôtres. Il faut aussi noter ici que, jusqu’à Constantin, avant que le Christianisme devienne religion d’Etat, on n’était pas chrétien par la naissance dans une famille chrétienne, mais on devenait chrétien par conversion et on recevait le baptême quand on le demandait.
Martin quitta l’armée et alla rejoindre l’évêque Hilaire à Poitiers. C’est lui qui, sans doute, en 36O, le baptisa et lui conféra l’ordination sacerdotale. Mais, comme les deux premiers Cappadociens, il ne voulut pas de suite s’engager dans le ministère, mais se retira à Ligugé, près de Poitiers, pour y mener une vie contemplative. D’autres ascètes vinrent le rejoindre, comme ce fut le cas pour St Anrtoine, et ils furent si nombreux qu’ils fondèrent un couvent, le monastère de Ligugé, premier monastère d’Occident.
Quand St Martin accepta d’être consacré évêque de Tours, en 371, il ne voulut pas changer de mode de vie, et s’installa dans une cabane de bois, à deux kilomètres de Tours, essayant de concilier sa vie de moine avec sa charge d’évêque. Il faut noter qu’il ne s’intégra pas au monastère récemment créé, mais préféra la vie solitaire. Retournant régulièrement dans son diocèse , il donna ainsi l’exemple d’une vie semi-anachorétique.
Il attira à lui une foule d’ermites, qui finirent par fonder de nombreux couvents dans la région .St Martin mourut en 397.
Plus tard, St Honorat, évêque d’Arles (35O-43O), fonda un monastère dans une des Iles de Lérins, l’île Ste Marguerite, qui devint l’un des centres théologiques de .la Gaule.
Jean Cassien, en 4O4, fonda un couvent à Marseille.
En Afrique, une mention spéciale doit être faite évidemment pour St Augustin.
On est là, apparemment, en présence d’une contradiction : l’évêque d’Hippone avait fait de la lutte contre le Donatisme, son cheval de bataille. Ce mouvement de « saints » et de « purs », d’une discipline rigoureuse, s’était séparé de l’Eglise, mais rallia beaucoup de sympathisants.
On retrouvait là le même phénomène qu’avec la secte des Esséniens, accusant le Judaïsme officiel de laxisme et désirant se développer en dehors de son influence.
Cependant, les exigences qui avaient conduit Augustin à opter pour la foi chrétienne rejoignaient totalement celles du prêtre Donat. Leur itinéraire, leur idéal étaient semblables.
Après sa conversion, Augustin se retira dans la solitude, entouré de quelques amis partageant son idéal, à Cassiciacum, à Ostie et à Tagaste. Ils se consacraient à la prière et à l’étude des Ecritures.
Devenu évêque , ce ne fut pas seulement pour préserver l’unité de l’Eglise qu’il combattit un mouvement de pensée qu’au fond de lui-même, il ne pouvait désavouer. Ce fut surtout parce que la déviance de ce mouvement échouait sur le rivage de la justification par les œuvres et des mérites personnels, le rivage du Pélagianisme . Ce double combat a fait d’Augustin le Docteur de la Grâce.
Mais alors, voici que notre ermite qui, même dans sa charge épiscopale, vivait, comme St Martin, et comme les grands Cappadociens, à côté du palais épiscopal dans la plus grande pauvreté, notre moine Augustin jeûne, passe des nuits en prière, renonce à tous les plaisirs de la vie , dans une rigoureuse ascèse : n’est-ce pas aussi pour se rendre pur devant Dieu ?
Or ici apparaît toute la différence : il sait bien, et ses Confessions en son remplies, qu’il n’arrivera jamais à s’élever de lui-même à la sainteté, à s’en rapprocher d’un seul cheveu, sans la Grâce. Augustin est un perpétuel pénitent et sait que cela ne lui sert à rien, si la Grâce n’agit pas : « Donnez-moi ce que vous commandez, et commandez ce que vous voulez. L’Apôtre confesse qu’il a tout reçu de vous et quand il se glorifie, c’est dans le Seigneur qu’il se glorifie » (Confessions, livre X, ch. 31) . « Malheur à la vie humaine la plus digne de louanges, si vous la scrutez en faisant abstraction de votre miséricorde ! Quiconque énumère devant vous ses propres mérites, fait-il autre chose qu’énumérer vos bienfaits ? « (op.cit. Livre IX, ch. 13).
Mais quand , en dépit et peut-être même à cause de cette pauvreté, de cette impuissance, la Grâce accorde le pardon, la foi, la connaissance de Dieu et l’union avec lui, alors la mesure de notre amour, de notre gratitude, est d’aimer sans mesure.
Qui retrouve-t-on là ? N’est-ce pas St Paul, un autre Docteur de la Grâce, et St Jean, pour qui la mesure de l’amour est infinie , parce qu’il est à la mesure de Dieu ?
Si des moines, avant lui, avaient pensé que l’ascèse et le renoncement au monde pouvaient les purifier et les élever à Dieu, voici qu’à présent, l’esprit du monachisme est réajusté sur l’esprit des apôtres. « Une fois accomplies, nos œuvres ne sont très bonnes qu’en tant que Vous l’avez permis » (op.cit. Livre XIII, ch.36) (22).
Avec Augustin, le clivage est posé : jamais, dans l’Eglise, la perfection de nos œuvres, jamais les mérites ne seront la clé du ciel. S’ils le sont pour les Donatistes et les Pélagiens sectaires, alors ils le sont en-dehors de l’Eglise.
Mais cela, le temps passant, à la fin du Moyen-Age, on ne l’a pas compris et c’est, alors, la justification par la Grâce, par la foi en la Grâce, que l’on a cru devoir vivre, à tort, en dehors de l’Eglise.
En conclusion, le monachisme , dans l’Eglise, s’est développé sur le modèle ancien, voire essénien, d’une retraite pieuse et studieuse, propice à la recherche solitaire d’une communion avec Dieu. Sa racine : « monos », ne désigne pas seulement la solitude, mais la concentrration sur un seul but, un seul attachement : l’amour de Dieu.
Cette exclusivité ne semble pas incompatible, ni à l’époque des Pères, ni au cours de l’histoire, avec le commandement d’aimer le frère, présenté comme nouveau dans l’Evangile de St Jean (Jn 13/34), nouveau par rapport à l’Ancien Testament, parce qu’il a pour modèle l’amour infini de Dieu, que St Jean est le seul et le premier à poser. Rien de tel, non plus, chez les Esséniens.
Il y avait , dans l’Eglise ancienne, déjà des groupes qui mettaient en valeur cette relation horizontale au prochain : des groupes de diaconnesses et de veuves s’occupant des malades et des pauvres. Mais le monachisme, dans son ensemble, érémitique ou cénobitique, n’avait pas cette priorité-là, qui restait pour lui en filigrane.
L’ouverture officielle au prochain était difficile en ces temps de paganisme et de persécution.
Le contexte historique ambiant incitait plutôt au repli et au secret.
La mise en lumière du « nouveau commandement » se fera surtout à partir du Moyen-Age, avec l’apparition des Ordres charitables, dans un contexte de détresse populaire, de guerres , de croisades et d’épidémies.
Cependant les ordres « clôturés », ainsi que l’érémitisme , ont perduré, notamment avec St Benoît de Nursie, au Ve siècle, et St Bernard de Clairvaux, au XIIe.
Il s’agissait toujours, pour l’Eglise, de préserver un éventail très large des formes de la consécration à Dieu, se référant aux paroles du Christ : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père » (Jn 14/2). Et il s’agissait pour elle, surtout, de mettre en avant la relation prioritaire au Seigneur, magnifiée par St Paul, par le quatrième Evangile et par les Pères de l’Eglise à leur suite.
Notes
1. Eph 3/19: “Connaître l’amour du Christ”.
2 S.Aurelii Augustini Confessionum Liber I, caput 1/1 & 5 (Taurini, Petri Marietti Editoris, 1919). « Tu es grand, Seigneur et infiniment digne de louanges… C’est toi que veut louer l’homme, faible partie de ta création… C’est toi qui l’engage à chercher sa joie à te louer, car tu nous as faits pour toi et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en toi ».
3 « Qui me donnera de me reposer en toi ? Qui me donnera de te voir entrer dans mon cœur pour l’enivrer, afin que j’oublie mes maux et que je puisse t’étreindre, toi, mon unique bien ? »).
Œuvres de St Bernard , traduites par Armand Ravelet. Tome V : Sermons (Paris, éd. Victor Palmé, 187O) , p. 232.
4. Très proche de la mystique paulinienne et johannique , il faut relever ce passage du Rouleau des Hymnes (U/T XII, 11b-14) :
« Et moi, doué d’intelligence, je t’ai connu, ô mon Dieu,
grâce à l’Esprit que tu as mis en moi,
et j’ai entendu ce qui est certain d’après ton secret merveilleux,
grâce à ton Esprit-saint.
Tu as ouvert au milieu de moi la Connaissance
en ce qui concerne le Mystère de ton intelligence,
et la source de ta puissance et la fontaine de tes bontés
tu les a révélées selon l’abondance de la grâce
et le zèle exterminateur.
Et tu feras cesser la domination des ténèbres. »
(La Bible. Ecrits intertestamentaires. Paris, éd.Gallimard, 1987), p. 281 .
5. Voir les conclusions de notre conférence du 2 mai 2O16, intitulée : « Chrétiens et Esséniens, un pléonasme ? »
6. Même le chapitre 17, verset 24 de l’Evangile selon St Jean, semble avoir des antécédents dans les Hymnes (V/XIII,13) :
« Et dans les Mystères de ton intelligence, tu as divisé toutes ces choses,
Afin de faire connaître ta gloire ».
Le « Pain de vie » est évoqué dans « Joseph et Aséneth » XV,4 :
« Voici, à partir d’aujourd’hui, tu seras renouvelée, reformée et revivifiée, et tu mangeras le pain de vie, et tu boiras la coupe d’immortalité, et tu seras ointe de l’onction d’incorruptibilité » . Cf Jn 6/35.
Le lavement des pieds et les protestations à ce sujet (Jn 13/4-1O), semblent faire écho au ch.XX/1-3 de « Joseph et Aséneth », et pourrait figurer l’union mystique entre époux , ce qui expliquerait la remarque de Jésus à Pierre : « Si je ne te lave, tu n’auras pas de part avec moi ».
On voit, dans le même livre (XXIII,7-16), un épisode où Siméon, frère de Joseph, tire l’épée et veut frapper le fils de Pharaon, mais son autre frère Lévi l’en empêche. Cf Jn 18/1O-11.
L’ordre adressé par Jésus à Pierre et ainsi traduit dans la Traduction œcuménique de la Bible : « Passe derrière, Satan ! » (Mc 8/32-33 ; Mt 16/23 ; mais non repris par Jn), existe déjà dans le Testament de Job XXVII, 1 et est traduit par : « Passe devant, cesse de te cacher ! » (op.cit. p. 1626). Cette traduction éclaire le sens qu’il faut probablement donner au texte synoptique. Le verbe hupagô, employé ici, ne veut pas forcément dire : « passe derrière », mais plutôt : « se séparer, s’éloigner ». Il traduit le verbe hébreu Halah, qui a beaucoup de sens : s’élever, enlever, mais aussi : se retirer et se manifester.
Pour revenir à St Jean, on trouve dans l’Apocalypse d’Abraham (IX, 2-9) des paroles qui rappellent Jn 5/2O et 15 /14-15 : « Tu verras de grandes choses que tu n’as pas vues, car tu as aimé me chercher et je t’ai appelé Mon ami ».
Au sujet des récits de la Passion, on trouve, par exemple, dans l’Apocalypse d’Abraham XXIX,4-8 ce passage éloquent :
« Les uns se moquaient de cet homme, d’autres le frappaient, d’autres l’adoraient . (…)
Azazel accourut et l’adora ; lui ayant donné un baiser au visage, il se retourna et se mit derrière lui.
Je dis : « Eternel Puissant, qui est cet homme raillé, frappé et adoré par les païens avec Azazel ? »
Il répondit et dit : « Ecoute, Abraham, cet homme que tu as vu raillé, frappé et encore adoré, c’est celui qui soulagera des païens le peuple qui viendra de toi, dans les derniers jours, à cette douzième heure du siècle impie.
A la douzième heure de Mon siècle final, j’installerai cet homme venu de ta semence, que tu as vu issu de Mon peuple. Celui-là, tous le suivront. » (Op.cit. p.1726-1727).
Voici encore un passage troublant dans le Commentaire d’Habacuc V, 8-12 :
« …Pourquoi regardez-vous, ô traîtres, et gardez le silence, quand l’impie engloutit celui qui est plus juste que lui ?
L’explication de ceci concerne la Maison d’Absalom et les membres de leur conseil, qui se turent lors du châtiment du Maître de Justice, et n’aidèrent pas celui-ci contre l’Homme de mensonge, qui avait méprisé la Loi au milieu de toute leur congrégation. »
Les symboles du chemin, de la vérité, de la lumière sont tous présents dans la littérature pseudépigraphique, et on y trouve aussi le commandement de l’amour du prochain.
Citons l’Ecrit de Damas VI,11 ss :
« Oui, ils prendront soin d’agir
Selon la teneur exacte de la Loi (…)
Et d’aimer chacun son frère
comme soi-même,
et de soutenir la main de l’indigent, et du pauvre, et de l’étranger,
et de chercher chacun le bien-être de son frère. » (Op.cit. p. 155) .
Cf Jn 13/34 ; 15/12,17. Mc 12/23-31. Mt 22/34-4O. Lc 1O/26-27.
Il y a encore beaucoup d’autres exemples de correspondances entre des passages de la littérature pseudépigraphique et le nouveau Testament.
La dualité « chair/esprit », « monde d’en -bas et monde d’en-haut » (Jn 8/23), l’opposition aux Pharisiens, la prière pour les ennemis (Test.Joseph XVIII,2), l’exhortation à rejeter les divisions (Test.Zabulon IX), à donner à celui qui demande (Test.Zabulon VII), la phrase : « Heureux vous qui pleurez… » (Test.Juda XXV), l’allusion à la Vierge et à l’Agneau sans tache (Test.Joseph XIX,8), à l’Agneau, sauveur des nations (XIX,11), au Roi des cieux qui paraît sur la terre sous la forme d’un homme humble (Test.Benjamin X,7), le rideau du Temple déchiré (IX), le prophète unique, Seigneur insulté et élevé sur le bois (IX), les uns qui ressusciteront pour la gloire, les autres pour le jugement (XI), l’exhortation à ne pas ensevelir celui qui est encore vivant…car son âme va revenir à nouveau dans son corps (Paralip.Jérémie IX,11), et il ressuscite après trois jours (IX,13).
Les présentateurs des Ecrits intertestamentaires (La Bible, éd.La Pléiäde, op.cit.) soupçonnent certains passages à coloration manifestement néotestamentaire, d’être des interpolations d’auteurs chrétiens (par exemple p. 942 , note relative au verset 7 du Testament de Benjamin, chapitre X ; et p.1761, note relative aux versets 13-22 du chapitre IX des Paralipomènes de Jérémie). Mais c’est un problème délicat : en l’absence de preuves on en est réduit aux conjectures.
Nous ne pouvons que reprendre ici nos conclusions de la conférence du 2 mai 2O16, et les formuler avec plus de franchise encore : ou ce sont des Esséniens convertis qui, avec leurs souvenirs littéraires, ont aidé à la composition des Evangiles , les ont arrangés à leur manière, et ont refondu certains passages des anciens pseudépigraphes . Ou alors on est, avec le Christianisme, en présence d’une fraude historique monumentale.
Dans le premier cas, on aurait reversé la littérature essénienne dans le moule chrétien.
Dans le second cas, le Christianisme serait issu d’une fiction élaborée de toutes pièces, à partir d’ une référence historique : l’histoire du Maître de Justice et de ses disciples, révolue depuis plus d’un siècle.
Le Judaïsme en a toujours été convaincu. Mais cette dernière hypothèse semble, à nos yeux, être contredite par le témoignage des martyrs, et par la beauté spirituelle des écrits patristiques , qui n’auraient jamais, sans une conviction profonde, inébranlable, atteint de tels sommets.
Il faut pourtant, prêter toute attention à un passage inquiétant des Confessions de St Augustin, qui dit, à propos des Manichéens : « Ils n’aimaient pas à formuler leurs réponses publiquement, ils nous les donnaient dans le privé. D’après eux, les Ecritures auraient été falsifiées par je ne sais qui, dans le dessein de greffer la foi des Juifs sur la foi chrétienne. »
(op.cit. Livre V, ch.11).
Les Manichéens étaient-ils , avec les Juifs dispersés, trois siècles après la rédaction des Evangiles, les seuls à savoir la vérité sur les secrets de leur élaboration ? Si loin dans le temps, ils n’avaient plus de preuves et devaient en parler secrètement. Sans preuves, ils ne pouvaient se permettre de créer un scandale public.
Nous avons soupçonné que ces « je ne sais qui « pouvaient être d’anciens juifs convertis, plus exactement des Esséniens dispersés de la secte de Qoumrân, qui auraient aidé, ou même présidé à la rédaction des Evangiles en leur amalgamant la littérature , non pas vétérotestamentaire canonique, mais bien celle qu’ils avaient constituée dans leur communauté, et qui fait partie de ce que nous appelons aujourd’hui la littérature intertestamentaire.
7. S.Clemens Romanus Papa : Epistula ad Corinthios I/36,2 :
« Per hunc caelorum altitudinem adspicimus ; per hunc vultum eius immaculatum et excelsum speculamur ; per hunc oculi cordis nostri aperti sunt ; per hunc insipiens et obscurata mens nostra in lucem efflorescit… » (Enchiridion Patristicum, op.cit., p. 7)
8. S.Clemens, Ep. Cor. 47,2 (op.cit. p. 9) :
« Vinculum caritatis Dei qui potest enarrare ?
Quis pulchritudinis eius magnificentiam eloqui valet ?
Altitudo, ad quam evehit caritas, inenarrabilis est.
Caritas nos Deo adglutinat, caritas pecccatorum multitudinem tegit,
Caritas omnia sustinet, omnia patienter tolerat….
In caritate nos Dominus sibi assumpsit… »
9. S.Ignatius Antiochenus, Epistula ad Smyrnaeos 1, 1-2 (op.cit. p.2O-21).
1O. Epistula ad Polycarpum 5, 2 (op.cit. p.22).
11. Martyrium S.Polycarpi 18,3:
“Quo etiam loci nobis, ut fieri poterit, in exultatione et gaudio congregationis Dominus praebebit natalem martyrii eius diem celebrare, tum in memoriam eorum qui certamina iam pertulerunt, tum ut posteri exercitati sint et parati ad eadem sustinenda.” (op.cit. p.27).
On trouve ici, dès l’an 156, une définition émouvante de l’Eglise (12,2) :
« Ecclesia Dei quae Smyrnae peregrinatur, ecclesia Dei quae Philomelii peregrinatur, et omnibus ubique terrarum sanctae et catholicae ecclesiae paroeciis… » (op.cit. p.25-26).
12. Cette spiritualité, déjà présente en milieu essénien, confortée au troisième siècle par le Manichéisme mésopotamien, et par la philosophie de Plotin (2O4-27O), qui effectue une transcription, dans le christianisme, du système platonicien, a influencé le monachisme ancien. On peut même dire que, jusqu’à nos jours, dans l’Eglise, cette opposition entre la chair et l’esprit, et la conviction que celui-ci ne peut s’élever qu’au prix du renoncement à la matière, a perduré , et a déterminé vocations sacerdotales avec obligation du célibat, et vœux monastiques assortis des trois renoncements aux biens de ce monde (pauvreté), à la concupiscence (chasteté), et à soi-même (obéissance).
13. Hans von Campenhausen, Les Pères grecs. Traduit de l’allemand par O.Marbach.
(Paris, éd. De l’Orante, 1963), p.189.
Pour tous les Pères cités, voir le même auteur :
Origène, p. 57 ss. (De principiis, Hexaples, Tetraples, Contra Celsius).
Eusèbe de Césarée, p. 81 ss. (Historia ecclesiastica)
Athanase, p. 97 ss. (Apologia, Contra gentes, Vita Antonii)
Basile de Césarée, p. 115 ss. (Epîtres et traités)
Grégoire de Nazianze, p. 137 ss. (Discours et sermons)
Grégoire de Nysse, p. 155 ss. (De virginitate, Via Macrina ).
14. Tertullien : voir H.von Campenhausen, Les Pères latins. Traduit de l’allemand par C.A.Moreau. (Paris, éd. De l’Orante, 1967), p. 11 ss. (Ad nationes, Apologeticum, De poenitentia, De carne Christi, De praescriptione haereticorum, de Anima, Adversus Marcionem).
15. Cyprien : op.cit. p. 48 ss. (Epistolae, De lapsis, De unitate ecclesiae, Testimoniorum libri ad Quirinum).
16. St Ambroise de Milan : op.cit. p. 1O7 ss. Il était l’un des maîtres spirituels d’Augustin, dont l’influence fut à l’origine de sa conversion . ( De poenitentia, De fide ad Gratianum,, De obitu Valentiniani, Contra Auxentium, De sacramentis, Expositio evangelii secundum Lucam, Expositio de Psalmo).
17. St Jérôme : op.cit. p. 155 ss. (Epistolae, De viris illustribus).
18. Cf. Henricus Denzinger , Adolfus Schönmetzer, s.j. :
Enchiridion Symbolorum Definitionum et Declarationum de Rebus Fidei et Morum.
Freiburg im Breisgau, Herder Verlag, 1965 (1), 1967 (2).
Concilium Illiberitanum [3OO-3O3 ?] , op.cit. p. 5O.
19. Denz., op.cit. p. 72.
2O. Du grec anakôréô, qui a plusieurs sens intéressants , et un sens général de « conversion » : il veut dire « revenir à soi », « se retirer », « s’éloigner », « s’abstenir de quelque chose », « retourner sur ses pas », « revenir chez soi ». Ainsi, le moine se retrouve chez lui, dans le désert : il a rejoint sa vraie patrie.
21. Une longue lettre attribuée au pape Célestin Ier (mai 431) intitulée « De gratia Dei »,
comporte notamment ce passage, se référant au Concile de Carthage (418) et à l’Epître aux Philippiens 2/13 : « His ergo ecclesiasticis regulis et ex divina sumptis auctoritate documentis, ita adjuvante Domino confirmati sumus, ut omnium bonorum affectum atque operum et omnium studiorum omniumque virtutum, quibus ab initio fidei ad Deum tenditur, Deum profiteamur auctorem, et non dubitemus , ab ipsius gratia omnia hominis merita praeveniri, per quem fit, ut aliquid boni et velle inciîamus et facere (cf.Phil 2,13 ».
(Denz.,op.cit. p. 91 § 248).
Le Concile œcuménique d’Ephèse, en 431, a condamné le Pélagianisme (Denz. op.cit. p. 97 §67-268).
Une lettre du Pape Hormisdas aux évêques d’Afrique (13 août 52O), réaffirme les positions de l’Eglise au sujet de la Grâce, en référence aux écrits de St Augustin et de bien d’autres ,
(Denz. op.cit . p. 13O § 366).
.
.
22. Pour les oeuvres de St Augustin, voir: Bibliothèque augustinienne – Œuvres de Saint Augustin . Texte latin, traduction et notes. (Paris, éd.Desclée de Brouwer et Cie, 1947 et ss.)
L’énorme bibliographie, sur le sujet du Monachisme dans l’Eglise ancienne, pourra être trouvée sur internet.
Danielle Vincent
Ste Marie-aux-Mines.
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