Musée du Chateau d'Argent

Journal septembre 2022

Mensuel du Château dArgent - N° 43 - Septembre 2022

Nous publions le numéro de septembre 2022 pour le 83e anniversaire de la mort de Sigmund Freud, le 23 septembre 1939.

SIGMUND FREUD :  Psychologie des Masses et Analyse du Moi (1921).
 
Massenpsychologie und Ich Analyse. Leipzig, Wien, Zürich, Internationaler psychoanalystischer Verlag, 1921.  S.Freud:  Oeuvres complètes,  Presses Universitaires de France,  volume XVI,  p. 1 -  84  ( 1 ).
 
« Chaque individu est une partie constitutive de nombreuses masses et participe à de nombreuses âmes de masse :  celle de sa race, de sa classe (sociale), de sa communauté de croyance, de son appartenance à un Etat… »   (Op. cit.  p. 67)
 
Deux ans avant la parution de Massenpsychologie und Ich Analyse,  Freud avait écrit un avant-propos aux  Problèmes de Psychologie religieuse, de Théodor Reik  ( 2 )
 
 On y lit que le Moi a éloigné les pulsions élémentaires, parce qu’elles ne coïncident pas avec son organisation personnelle ni avec ses buts culturels :  « Le Moi n’est pas en état d’extirper ces puissances animiques  (pulsionnelles, primitives, ndlr) qui ne lui sont pas soumises, mais il se détourne d’elles (…), se protège contre leurs revendications  par d’énergiques  formations de protection et d’opposition, ou cherche à s’accommoder avec elles par des satisfactions substitutives »   ( 3 )
Ces pulsions refoulées forment le noyau souterrain du moi, son inconscient.
Elles sont constamment en travail pour se manifester et obtenir satisfaction,  « par n’importe quelle voie détournée » :  le rêve, la maladie psychique ou organique, la fantaisie, la religiosité et l’agrégation à des groupes de toute sorte, aussi des groupes religieux.
Les groupes religieux sont issus d’une longue évolution  à partir de la cellule familiale qui est à leur origine.
 
Nous avons vu, le mois dernier, dans Totem et Tabou  ( 4 ),   que la famille primitive avait été dominée par le père-tyran ;  que celui-ci avait été tué par les fils jaloux de ses prérogatives, et dévoré par eux dans le but de s’approprier sa puissance.  Le remords qui  a jailli de leur haine  -  sentiment ambivalent comme tous les  sentiments humains  -  a produit les lois morales d’interdiction du meurtre et de l’inceste, ainsi que la divinisation du père sacrifié.  Ce fut l’origine de la civilisation et de la religion.
 
Freud essaie de comprendre, dans le présent écrit,  pourquoi les tendances refoulées poussent les êtres humains à s’agréger,  à former des familles, groupes, sociétés, associations, partis, églises, camps, colonies, assemblées, communautés, classes, conseils, troupes  ou armées…
Il réunit toutes ces formations collectives sous un nom :  les masses, ou encore « amas humains »   ( 5 ).
Il part de quelques études sur le sujet, :
Gustave Le Bon :  Psychologie des masses (1895),  et William Mc Dougall :  The Group Mind  (1920)  ( 6 ).
 Freud expose leurs thèses respectives.
 
Gustave Le Bon remarque que l’individu n’est plus le même lorsqu’il adhère à un groupe :  « Les individus possèdent une âme collective, en vertu de laquelle ils sentent, pensent et agissent d’une façon tout à fait  différente de celle dont chacun d’eux sentirait, penserait et agirait pour soi »  (p. 8).
 Des  idées et des sentiments ne surgissent en eux que sous l’effet du groupe. Ils changent alors de personnalité et perdent leur originalité.  « L’hétérogène se noie dans l’homogène »   (p. 19).
Les causes de ces modifications sont difficiles à trouver. Le Bon, quasi à la même époque que Freud, désigne l’inconscient comme le levier caché de ces comportements :  « Derrière les mobiles avoués de nos actions, il y a les racines secrètes que nous n’avouons pas, et derrière celles-ci s’en trouvent encore de plus secrètes, que nous ne connaissons même pas »  (p. 11-12).
Dans le groupe , l’individu est gagné par la contagion, qui fait qu’il oublie son intérêt personnel pour l’intérêt collectif.  Les suggestions émanant de la collectivité sont la voie ouverte à toutes les manipulations mentales.  Freud en a la confirmation par ce qui se passe, au moment où il écrit, dans les milieux de la  révolution bolchevique, mais ne le précise pas.
Il parle, par contre, beaucoup de l’hypnose et trouve  bien des points communs entre l’hypnose et l’influence exercée sur l’individu par le groupe :  « Par certaines découvertes récentes de la physiologie, nous savons… qu’un être humain peut être placé, par le moyen  de processus variés, dans un état tel qu’après la perte de toute sa  personnalité consciente, il obéit à toutes les suggestions (…) et commet des actions totalement opposées à son caractère et à ses habitudes (…).  Un individu inclus un temps au sein d’une masse se trouve bientôt dans un état spécial qui se rapproche beaucoup de l’hypnose » (p. 12) :  il perd sa personnalité, sa volonté et son discernement.  Il devient un automate.   « Il est descendu de plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation ».  D’un être cultivé, il devient dans la masse un barbare  (p. 13),  où tombent toutes les inhibitions (p. 16).
 
La masse est impulsive, changeante, irritable, incapable d’une volonté durable, influençable, crédule et dépourvue de sens critique, excessive, intolérante.  Elle a besoin d’autorité, de direction, d’un chef suprême auréolé d’un prestige artificiel. Elle répugne aux innovations, au progrès, est attachée aux traditions.  C’est avec des images, des exagérations et de constantes répétitions que le meneur peut agir sur elle  (p. 16).
Freud voit en cela beaucoup de ressemblances avec les symptômes de la névrose.
Le plus grave, est que  « le rendement intellectuel de la masse se situe toujours très en-dessous de celui de l’individu »  (p. 17) :   « Les grandes décisions du travail de la pensée, les découvertes et solutions de problèmes… ne sont possibles qu’à l’individu qui travaille dans la solitude »  (p. 21).
 
Si l’intelligence de la masse subit une diminution par rapport à celle de l’individu isolé, l’affectivité, par contre, s’accroît par le phénomène de groupe. Elle peut même conduire à de grandes réalisations humanitaires  ( p. 23), ne serait-ce que par incitation à s’aligner sur les autres.
 
L’individu rejoint le groupe par besoin de sécurité, car il lui procure un sentiment de force invincible.  Il suivra le groupe docilement, parce qu’il sent qu’il est dangereux de se mettre en contradiction avec lui.  De ce fait, la personne va sacrifier ses propres opinions, voire sa conscience morale, et « hurler avec les loups » de la meute.  Elle  fera l’expérience que ce sont  « les intelligences moindres qui rabaissent à leur niveau les plus grandes »  (p. 14). D’autant plus que « l’accroissement de l’affectivité crée des conditions totalement défavorables à un travail correct de l’esprit »  (p. 24).
 
En conclusion, l’individu dans la masse met en veilleuse sa personnalité et perd toute liberté.
Il est « habité », dirigé dans ses pensées, ses sentiments et ses actes par l’esprit collectif.  Il n’y a plus alors de libre-arbitre ni de conscience de responsabilité  ( 7 ).     
En 1920, William Mc Dougall défend les mêmes idées :  « La masse est excitable, impulsive, passionnée, versatile, inconséquente, irrésolue, prête aux extrêmes, accessible seulement aux passions les plus grossières, suggestible, légère dans sa réflexion, réceptive seulement aux conclusions, aux arguments simplistes et imparfaits, facile à orienter et à ébranler, prête à se laisser entraîner à tous les forfaits »  ( 8 ).
Mais, pour cet auteur, la masse peut aussi s’élever  et devenir une société organisée. Cinq conditions sont requises alors : 
1)  Qu’il y ait continuité dans la constitution de la masse.
2)  Que soient définies la nature, la fonction et les revendications de la masse.
3)  Qu’elle soit mise en relation avec d’autres collectivités.
4)  Qu’elle ait des traditions, des coutumes et bénéficie d’une réglementation des rapports entre les membres.
5)   Que les activités des individus soient déterminées et organisées.
Les tâches intellectuelles devront alors être retirées à la masse pour être remises à des personnes individuelles  (p. 25).
 
Au chapitre quatre de son étude, Freud essaie de savoir pourquoi l’individu se transforme à ce point dans le groupe.
Il pense que c’est  la pulsion affective, la libido, qui pousse les individus à se relier entre eux.
Ici, il faut donner la définition de ce que Freud entend par « libido » :
« Nous appelons (libido) l’énergie des pulsions qui  se rapportent à l’amour » :   l’amour entre les sexes, mais aussi l’amour de soi, l’amour parental et filial, l’amitié, l’amour pour les humains en général, toutes les sortes de dévouements  (p. 29).
Freud les regroupe tous sous le nom d’éros, même là où il cite St Paul, ce qui est une erreur linguistique, car St Paul parle d’agapè  et de philia,  c’est à dire d’amitié et d’amour fraternel, et non pas d’éros, l’amour charnel  On se demande alors si Freud savait le grec ; manifestement il n’avait pas lu ces passages   dans leur langue originale.  Freud appelle toutes ces pulsions affectives, même celles que St Paul appelle agapè ou philia :  des pulsions sexuelles  (p. 30)  ( 9 ).
 
Par conséquent, le concept de libido,  même s’il est appelé « pulsion sexuelle » ou éros,  doit donc être, chez Freud, pris dans le sens le plus large, qui va bien au-delà de la pulsion sexuelle ou de l’éros.
 
La masse est maintenue en cohésion par le pouvoir de l’affectivité ou libido :  les individus éprouvent le besoin d’être en bonne entente les uns avec les autres, et se soumettent aux règles du groupe par sympathie pour les autres membres.
Freud énumère différentes sortes de masses : 
Fugitives, durables ;  homogènes, non homogènes ;  naturelles, artificielles ;  primitives, organisées ; avec meneur et sans meneur.
 
Eglise et Armée sont des masses organisées, durables, mais artificielles : en effet, une contrainte externe est mise en œuvre pour les préserver de la dissolution et empêcher que leur structure soit modifiée  (p. 32).
Nous avons vu que dans la masse, l’individu n’a plus aucune liberté.  Mais  il n’en a pas non plus pour décider d’adhérer aux groupements que sont l’Eglise et l’Armée :  la personne est embrigadée d’office, malgré elle,  et  - bien pire -  dans l’Eglise,  le baptême intervient  à un moment, celui de la prime enfance,  où  l’individu n’a aucune conscience de ce qui lui arrive.  La communauté religieuse est, à l’époque de Freud, et encore bien avant dans le siècle,  l’image même du groupe pratiquant  l’abus de pouvoir, le totalitarisme religieux, le terrorisme spirituel, le rapt complet de la liberté d’agir et de penser, assorti  de culpabilisation existentielle, de sanctions sévères,  de perte de bonne réputation et de mise au ban de la société en cas d’insoumission.  Sortir de la communauté ecclésiale était alors quasi-impossible  (p. 32).
Freud ne se demande pas ici pourquoi ces deux structures, Eglise et Armée, ont besoin de telles violences et de telles garanties,  pourquoi elles se sentent menacées par le libre exercice de la conscience individuelle.
La garantie essentielle dont elles font usage, c’est la mise en place d’un chef suprême,  concret dans l’Armée, invisible voire,  pour Freud,  illusoire dans l’Eglise.  On ne peut, en fait, pas trouver de masse sans meneur :  une idée, une abstraction, un idéal ou une œuvre commune peuvent jouer le rôle de meneur (p. 39).
 
Quand se défont les liens affectifs dans le groupe,  alors l’individu est en proie à la panique.
Ce n’est pas le danger qui forcément produit la panique, mais plutôt « le relâchement de la structure libidinale de la masse » (p. 34).
Car les liens affectifs ne doivent pas devenir trop étroits :  Freud emploie l’image des porcs-épics pour montrer que les rapprochements trop étroits sont insupportables.  « Selon le témoignage de la psychanalyse, presque tout rapport sentimental  de quelque durée, contient un dépôt de sentiments récusateurs, hostiles »  (p. 39).
Il y a toujours en sommeil, dans n’importe quel rapport humain, un réflexe de concurrence.
Avec  clairvoyance, Freud  montre que familles, villes,  régions, pays,  peuples et races  sont toujours en concurrence :  « Chaque fois que deux familles se lient… chacune d’elles se considère  aux dépens de l’autre comme la meilleure et la plus distinguée… De deux villes voisines, chacune devient la concurrente malveillante de l’autre… L’Allemand du sud ne peut pas souffrir l’Allemand du nord ;  l’Anglais dit tout le mal possible de l’Ecossais ».  Il y a des aversions difficiles à surmonter :  celle du Gaulois contre le Germain, de l’Aryen contre le Sémite, du Blanc contre l’homme de couleur  (p. 40).
Cependant, la masse cherche à dissiper l’intolérance individuelle ;  elle agit sur les égoïsmes et, dans une cause commune, les change en altruisme.  C’est ainsi que la masse devient facteur de culture  (p. 41).
 
L’origine de ces sentiments collectifs  -  et d’ailleurs de tous les sentiments d’affection ou de libido  -  est, pour Freud, ce qui est traduit en français par l’ « identification »  (p. 42)  (10).     
Le petit garçon déjà cherche à imiter son père, veut  lui ressembler  et s’identifier à lui.  Le père est son idéal. Freud fait donc remonter la volonté d’identification au complexe d’Œdipe car,  cet intérêt pour le père se double de l’intérêt pour la mère,  d’abord sans conflit.  Mais bientôt surgit, chez l’enfant,  la jalousie à la place de l’admiration  et le souhait de remplacer le père auprès de la mère.  Ce sentiment, s’il se manifeste dans un deuxième temps,  était pourtant présent à l’état latent dès le début :  « L’identification est ambivalente dès le début : elle peut tout aussi bien se tourner vers l’expression de tendresse que vers le souhait de l’élimination (du père) » (p. 43).
Quand cette modification d’attitude envers le père ne se produit pas,  le garçon continue à investir le père de sa libido et pose ainsi les jalons d’une future homosexualité :  « Dans le premier cas le père est ce qu’on voudrait être ; dans le second cas, celui qu’on voudrait avoir »  (p. 41).
 
La volonté d’imiter et de se mettre dans la même situation que l’objet de la libido, se retrouve dans la psychologie du groupe.  Car  « l’identification est la forme la plus originelle de la liaison de sentiment à un objet (…).  La  liaison réciproque des individus de la masse est de la nature d’une telle identification affective »  (p. 46).
Le pôle originel en est l’identification au meneur.  Il y a, de la part des membres du groupe, un investissement affectif, une empathie et une volonté de ressemblance avec le chef, qui rappellent  le père du groupe familial.
 
Freud est fortement préoccupé par le phénomène de l’hypnose.  La fascination du groupe, proche de la sujétion amoureuse,  ressemble fort à de l’hypnose :  « Même soumission humble, même docilité, même absence de critique et résorption de l’initiative propre »  (p. 52).  L’examen de la réalité ne s’exerce plus.  L’individu de la masse se comporte envers le meneur comme dans une relation hypnotique.
Et ces liaisons hypnotiques, identificatrices, avec le chef ou avec les autres membres du groupe sont d’autant plus fortes et durables qu’elles sont exemptes de motivations sexuelles : elles ne s’éteignent pas, car elles ne sont jamais satisfaites  (p. 53)  (11).  
 
Pour toutes ces raisons, l’esprit de groupe fait régresser l’individu à un stade antérieur, « comme celui que nous trouvons chez les sauvages ou les enfants » (p. 55)  (12).   La « pulsion de troupeau »  (« Herdentrieb »)  ou pulsion grégaire révèle, en effet,  « un affaiblissement du rendement intellectuel,  la non inhibition de l’affectivité, l’inaptitude à la modération et à l’ajournement, un penchant pour l’outrepassement de toutes les barrières dans le sentiment et dans l’action »  (p.  55). Nous trouvons plus loin une autre définition encore, annonciatrice des grandes manipulations de masses à venir, dans le bolchevisme et le nazisme :  « La psychologie de cette masse est la disparition de la personnalité individuelle consciente, l’orientation des pensées et des sentiments dans les mêmes directions,  la prédominance de l’affectivité, la tendance à l’exécution non différée d’intentions émergentes. Tout cela correspond à un état de régression, à une activité d’âme primitive telle qu’on pourrait justement l’attribuer à la horde originaire »  (p. 62).
 
Dans le contexte de la société,  les sentiments et pensées de l’individu attendent d’être confortés par les autres.  Il est grave de constater que ces phénomènes de dépendance  « font partie de la constitution normale de la société humaine » (p. 55),  dans laquelle on trouve donc très peu d’originalité.  L’individu ne parvient pas à s’en dégager pour affirmer sa singularité.  L’influence n’est pas seulement exercée par le chef, mais par chaque membre sur chacun. C’est une suggestion réciproque  (p. 56).
 
Freud s’inspire ici du livre de Wilfred Trotter :  Instincts of the Herd in Peace and War,  paru à Londres, chez T. Fisher Unwin, en 1916  (13).   
Pour Trotter, cet instinct grégaire est inné chez l’homme :  « Tous les êtres vivants de même espèce ont un penchant à se réunir dans des unités de plus en plus englobantes »  (p. 56).
L’individu se sent incomplet et anxieux lorsqu’il est seul.  Et cette pulsion grégaire entre souvent en conflit avec d’autres pulsions :  la pulsions narcissique d’auto-affirmation, la pulsion de nutrition, et la pulsion sexuelle. Dans le groupe, l’individu n’a plus la liberté de les satisfaire comme il le souhaite.  La société le soumet à des obligations et le culpabilise s’il ne les remplit pas. Et on rejoint alors ce que Freud avait décelé  à propos de la civilisation et de la culture :  elles rendent l’homme profondément malheureux  (14).
 
Pour Freud, cependant,  le besoin grégaire n’est pas un instinct inné, mais est un sentiment  suscité par la cellule familiale :  parents, frères, sœurs et autres membres de la famille constituent autour de l’enfant un groupe centripète, qui l’entraîne à s’identifier à l’entourage et se développera ensuite dans le cadre scolaire.
Ce qui est exigé en premier, au sein du groupe familial,  c’est la justice, le traitement égal pour tous.  Dans le milieu social,  par la suite,   ce nivellement va se développer et fera que nul ne pourra se mettre en avant, se distinguer des autres.  Ce sera destructeur de la personnalité : « Cette exigence d’égalité est la racine de la conscience sociale et du sentiment du devoir »  (p. 59). 
Seulement, à l’origine, comme nous l’avons vu, dans le cadre familial, ce n’est pas l’harmonie des sentiments qui prévalait, mais la jalousie du petit garçon vis à vis  du père et des frères.  Cet esprit de rivalité sera contraint de se déguiser pour que la vie en commun soit possible.  Ainsi,  « le sentiment social repose sur le retournement d’un sentiment d’abord hostile » (p. 60).
Le sentiment de rivalité étant ambivalent, ce retournement est encouragé ensuite sous l’influence de la tendresse pour le père,  et, dans un contexte plus large, pour une personne située hors de la masse, à savoir le meneur.  « Tous les individus doivent être égaux entre eux, mais tous veulent être dominés par un seul »  (p. 60).  Le père de la horde originaire était libre, fort et indépendant. Il n’avait pas besoin du soutien des autres.  « Il était, à l’entrée de l’histoire de l’humanité, le surhomme que Nietzsche n’attendait que de l’avenir »  (p. 63).  Plus tard, ce père originel a été considéré comme immortel et divin, et même comme le créateur du monde (p. 75).  A un moment donné, Freud pense même qu’un autre héros divinisé ait pu être  antérieur à la divinisation du père  (p. 76).
Notre auteur est conscient que cette théorie de la horde originelle n’est pas vérifiable.  Il la qualifie de « mythe scientifique »  (p. 62).
 « Scientifique » parce que, même non vérifiable dans l’archéologie de l’humanité,  la horde originaire peut néanmoins réapparaître à partir de n’importe quel amas humain  (p. 61).    La psychologie de la masse est non seulement la plus ancienne psychologie humaine, mais elle  peut toujours être soumise à l’investigation scientifique
 
Dans la famille,  les tendances sexuelles sont inhibées par le père castrateur.  Dans la société et les grandes masses artificielles comme l’Eglise et l’Armée, il n’y a aucune place pour la femme comme objet sexuel  (p. 80).  Cependant, ces tendances vitales subsistent dans les individus et là où elles cherchent à se manifester avec force, elles désagrègent la  société (p. 81).  Ainsi, dans l’Eglise catholique, l’imposition du célibat au clergé et les recommandations de chasteté faites aux fidèles n’ont d’autre sens que de préserver la cohésion de la communauté des croyants  (p. 81).
D’autres liaisons de groupes peuvent être dominées ou rompues par l’amour sexuel :  les regroupements dus à la race, à la nationalité, aux classes de la société, aux communautés religieuses.  Cette action dérangeante  du rapport amoureux est innovatrice, et a une grande importance dans l’évolution des mentalités et de la culture  (p. 81).
Freud fait ici la remarque que l’amour homosexuel menace beaucoup moins la cohésion du groupe que l’amour hétérosexuel. C’est, à ses yeux,  « un fait remarquable dont l’élucidation ne manquerait pas de nous mener loin »  (p. 81). 
On lit dans une autre étude, qu’ « un assez grand nombre de personnes homosexuelles se signalent par un développement particulier des pulsions sociales et par un dévouement aux intérêts d’utilité commune »  (15).  
L’auteur explique cela par le fait qu’un individu masculin qui voit en d’autres hommes de possibles objets d’amour, va se comporter différemment et de façon plus positive qu’un autre qui voit en eux des rivaux dont il est jaloux.
Freud va même plus loin en disant, dans le même écrit,  que les sentiments sociaux sont, en réalité, des sublimations de positions homosexuelles  (16).  
 
A cet endroit, apparemment, Freud ne place pas l’homosexualité au rang des névroses.  Car la névrose est une grande menace pour la cohésion du groupe.  Elle rend asocial, et fait que l’individu malade s’isole du groupe :  « La névrose a, sur la masse, une action désagrégeante, de manière similaire à l’état amoureux »  (Psychologie des masses… op.cit. p.  81).
Le névrosé se crée un monde à lui, avec ses fantasmes :  « Il crée son propre monde de fantaisie,  sa religion, son système délirant, et répète les institutions de l’humanité avec distorsion »  (p. 82).
 
Mis à part l’intéressante valorisation de l’homosexualité pour la vie de la société, Freud a, en conclusion, une image très négative de tout ce qui est association humaine.  L’homme d’honneur, lui,  agit individuellement selon sa conscience, sans chercher l’approbation des autres.  Freud regrette qu’il y ait peu d’hommes de ce genre, et que la plupart n’agissent qu’en fonction de ce que pense et fait la société.
Sa réflexion ne sera pas dénuée de sens pour l’homme d’aujourd’hui, qui ne se conçoit presque jamais plus comme une personne indépendante, mais toujours comme faisant partie d’une association quelconque, à laquelle il est obligé de sacrifier, d’une façon ou d’une autre, ses qualités personnelles,  le courage de s’imposer ou son droit à l’insoumission.
D.V. 
 
N O T E S
 
(  1  )     Gesammelte Werke  XIII,  S. 73 – 161.
 
(  2  )     S. Freud:  Vorrede zu: Probleme der Religionspsychologie von Dr. Theodor Reik. 1919. GW XI, S. 256 – 260. ( Avant-propos à: Problèmes de Psychologie religieuse de Théodor Reik. OC XV, p. 211-215).
             Theodor Reik  (1888-1969):  Probleme der Religionspsychologie.  I.Teil:  Das Ritual.  (Leipzig-Wien:  Internationaler Psychoanalystischer Verlag  -  Psychoanalystische Bibliothek, Nr. 5, S. VII-XII).
 
Theodor Reik est né à Vienne le 12 mai 1888 dans une famille juive hongroise.  Il fait ses études de Psychologie, Lettres et Philosophie à Vienne,  et obtient un doctorat de Psychologie.  Il rencontre Freud en 1910. En 1912, il est membre de la Société philosophique de Vienne.  Etant un des premiers psychanalystes non médecin, il  est poursuivi à Vienne pour exercice illégal de la médecine.  Pour prendre sa défense, Freud écrit, en 1927 :  Die Frage der Laienanalyse ;  Unterredungen mit einem Unparteiischen  (GW XIV, S. 209 – 286) - ( La question de l’Analyse  profane ; entretiens avec un homme impartial : OC XVIII, p. 2 - 91 ).  Reik  part alors en Allemagne, où il enseigne dès 1928 à l’ Institut psychanalytique de Berlin, jusqu’en 1934, année où il s’en va  aux Pays-Bas pour fuir les persécutions antisémites du  nazisme,  puis aux Etats-Unis, dont il devient citoyen en 1944.  Il meurt à New-York le 31 décembre 1969.
 Parmi ses écrits :
-  Probleme der Religionpsychologie  (1919)  (Problèmes de Psychologie religieuse).
-  Geständniszwang und Strafbedürfnis:  Probleme der Psychoanalyse und der Kriminologie  (1925).  (Le besoin d’avouer et d’être puni.  Problèmes de Psychanalyse et de Criminologie).
-  Der Schrecken und andere psychoanalytische Studien  (1929).  (L’Effroi et d’autres études psychanalytiques).  Dix ans auparavant,  Reike, sur ce thème,  avait contribué à l’élaboration de l’étude  Das Unheimliche  (1919)  (L’Inquiétant ),  de Freud :  Gesammelte  Werke  XII, S. 229-268 et  OC  PUF vol. XV,  p. 148 – 188.
-  From Thirty Years with Freud  (1940)  (Trente ans avec Freud).
-  Listening with the Third Ear. The inner Experience of a Psychoanalyst  (1948)  (Ecouter avec la troisième oreille.  L’expérience intérieure d’un psychanalyste).
-  Myth and Guilt  (1957)   (Mythe et Culpabilité).
 
(  3  )     OC XV, p. 212.
 
(  4  )      Totem und Tabu;  einige Übereinstimmungen im Seelenleben der Wilden und der Neurotiker, 1912-1913.  GW  IX, S. 1 ‚ 207.  (Totem et Tabou;  quelques concordances dans la vie d’âme des sauvages et des                    névrosés.   OC XI,  p.  189 – 385).  cf  La Voix... n° 42,  août 2022.
 
(  5  )     Psychologie des masses… op. cit., p. 6.
 
(  6  )     Gustave Le Bon :  Psychologie der Massen. (Leipzig, Verlag W. Klinkhardt  et Paris, éd. Alcan,  1895).
              William Mc Dougall:  The Group Mind   (Cambridge University Press, 1920).
 
Charles Marie Gustave Le Bon  est né le 7 mai 1841 à Nogent-le-Rotrou,  et meurt le 13 décembre 1931 à Marnes-la-Coquette.
 Il fait ses études de médecine  à la Faculté de médecine de Paris.  Grand voyageur, il écrit des livres d’archéologie et d’anthropologie sur les civilisations de l’Orient. Il entre à la Société d’Anthropologie de Paris en 1879.
Citons, parmi ses quarante-trois ouvrages, traduits en plusieurs langues :
-  Les Opinions et les Croyances. Genèse,  évolution  (1869).
-  Lois psychologiques de l’évolution des Peuples  (1894).
-  Psychologie des Foules  (1895).
-  La civilisation des Arabes  (1884).
-  Psychologie du Socialisme  (1898).
-  La Révolution française et la Psychologie des Révolutions  (1894).
-  La Psychologie politique  (1912).
 
William Mc Dougall  est né le 22 juin 1871 à Chadderton en Angleterre, et mort aux Etats-Unis, à Durham,  le 28 novembre 1938.
 Il a enseigné la Psychologie aux  universités d’Oxford,  de Cambridge et à St John’s College.
On lui doit :
-  An Introduction to Social Psychology  (1908)  (Une introduction à la Psychologie sociale).
-  The Group  Mind  (1920)  (L’Esprit de Groupe).
-  An Outline of Psychology   (1923)  (Une Esquisse de la Psychologie).
-  An Outline of Abnormal Psychology  (1926)  (Esquisse de Psychologie  supranormale).
-  Character and the Conduct of Life  (1927)  (Le Caractère et la Conduite de la Vie).
 
(  7  )     Si on en tire  enseignement aujourd’hui,  on peut se demander ce que deviennent la personne et sa liberté dans le vaste système de collectivités en tout genre, depuis les familles jusqu’aux communautés de nations, qui absorbent  individus et existences.
 
(  8  )     Mc Dougall, op. cit. p. 45.   Freud, op.cit. p. 24.
 
(  9  )      Dans tous les  passages du Nouveau Testament où il est question d’amour,  le terme  grec éros  n’est jamais employé.   Les termes grecs utilisés sont toujours  agapè ou  philia,  même là où St Paul parle de l’amour conjugal  (Col 3/19).
 
( 10 )       La traduction française des Presses Universitaires de France ne cite pas une fois le terme allemand employé par Freud :   Identifizierung.
 
( 11 )     Nous avons expliqué plus haut que le concept de libido, chez Freud, est très large et s’étend à toutes les formes d’affection, voire à de simples besoins vitaux comme la nécessité de respirer ou de se nourrir,  dont la satisfaction est agréable.
 
( 12 )     Freud ne fait pas allusion au fameux postulat de Jean-Jacques Rousseau selon lequel   l’homme est bon de nature,  mais est corrompu par la société.    Il y a une forte ressemblance entre les deux penseurs,  mis à part que Freud n’admet jamais la « bonté » de l’être humain. Pour lui, il y a simple supériorité de l’individu sur le groupe, supériorité de l’exercice du libre-arbitre, de l’intelligence et du sens de la mesure. La valeur morale de « bonté »  est toujours ambivalente,  selon  Freud.
 
( 13 )     Les instincts du troupeau dans la paix et la guerre.
 
( 14 )     Cf   Das Unbehagen in der Kultur,  1929.  GW XIV, S. 421 – 506.  ( Le Malaise dans la Culture,  OC XVIII, p. 246 – 333 ).   cf  La Voix… n° 40,   p.  3 ss:   la culture comme souffrance.
 
( 15 ) S. Freud :  Über einige neurotische Mechanismen bei Eifersucht, Paranoïa und Homosexualität, 1921.  GW XIII, S. 185 – 207.  (De quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité.   OC XVI,  p. 87 – 97).   Ici, p. 97.
 
( 16 )     op.cit. p. 97. 
 
LA  PHRASE  DU  MOIS : 
« Les grandes décisions du travail de pensée, les découvertes et les solutions de problèmes… ne sont possibles qu’à l’individu qui travaille dans la solitude »
                               Freud : Psychologie des masses et Analyse du moi.
                                                                          PUF,  vol. XVI,  p. 21.
                       
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Dépôt légal :   3e trimestre 2022.