Musée du Chateau d'Argent

Journal décembre 2021

 

L A  V O I X   D A N S   L E   D E S E R T 
Mensuel du Château d’Argent - N° 34 - Décembre 2021 
 
LUCIEN JENN 
Curé de Bischoffsheim  
LE  JOURNAL  D’UN PRETRE ALSACIEN  EN  CAMP  DE  CONCENTRATION. 
 
LE  CAMP DE CONCENTRATION SCHIRMECK – STRUTHOF
PENDANT LA PERIODE FRANCAISE 
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Première traduction intégrale, publication avec introduction et notes, par DanielleVINCENT.
 
- IX -

(Suite de La Voix dans le Désert n° 25, avril 2O21 ; n° 26, mai 2O21 ; n° 27, juin 2O21 ; n° 28, juillet 2O21 ; n° 29, août 2O21 ; n° 3O, septembre 2O21 ; n° 31, octobre 2O21 ; n° 32, numéro spécial ; n° 33, novembre 2O21.)

 

On va en apprendre, ici. L’abbé Jenn cite des pages entières de journaux contemporains.
En dépit des belles résolutions officielles, les graves maltraitances, souvent mortelles, se poursuivent dans les camps français de Schirmeck et du Struthof. Ces journaux pointent aussi les limites psychologiques et matérielles des chefs de camps, qui pouvaient expliquer certains comportements excessifs (16/10/45).
Fin septembre 1945, le camp français du Struthof comprenait 4.000 détenus (16/10/45). L’abbé Jenn continue à dévoiler les hypocrisies politiques dont sont victimes les Alsaciens (6.7/10.45).
Les conditions de vie des prisonniers de guerre, dans les camps français, étaient les mêmes que dans les camps nazis, mais les chambres à gaz n’étaient pas utilisée, relève le président Truman. Dans l’hexagone, le Struthof français n’était, de loin, pas le seul camp de prisonniers de guerre. Des femmes et des enfants juifs y étaient aussi emprisonnés. Une longue réflexion s’en suit, toujours à cette date du 16 octobre 1945, sur le phénomène quasi universel des camps à cette époque, phénomène qui est toujours d’actualité près d’un siècle plus tard.
A Schirmeck, où il est revenu en automne, l’abbé Jenn est de nouveau mis au travail, malgré son âge et son état de santé (9/10/45). Au Struthof il avait été contraint à des besognes extrêmement humiliantes (3/10/45). Il a le droit, maintenant, de célébrer la messe, mais sans assurer la prédication. Il fait un travail pastoral intéressant auprès d’incroyants et aussi auprès des protestants auxquels il explique les différences de doctrines (8/1O/45). Avec un pasteur très ouvert, les deux confessions collaborent en bonne intelligence (15/10/45). Les célébrations liturgiques sont très belles et bien fréquentées. Les méditations de l’abbé Jenn, sa haute idée du sacerdoce, en font un maître spirituel pour tout prêtre. Encore, se révèlent dans ces lignes, ses dons de poète et d’artiste.
Il se réjouit de la bienveillance des détenus entre eux (15/10/45). Ils se font de petits cadeaux sur les colis qu’ils reçoivent, ne serait-ce qu’un morceau de pain blanc (12/10/45), alors qu’ils n’en ont pas trop pour eux-mêmes. La faim règne partout. 
 
Lundi, le 1er octobre 1945. On vient de connaître les premiers résultats des élections. A Schirmeck, « camarade » Mohn n’est pas passé. Au pays welche aussi on commence lentement à retrouver la sagesse. « Défense absolue de fumer » est affiché dans les baraques. Les espaces entre les lits sont de véritables allées de fumée bleue. Papa Schneider, « le long », a été libéré aujourd’hui. Le commandant Rohfritsch aurait accroché un gourdin au tableau noir, avec la mention : « Celui qui, au temps où il était commandant, a été battu avec une matraque de ce genre, doit se faire connaître auprès de lui ou de l’homme de confiance Schwartz ». (J’ai vu de mes yeux comment un vieil homme, un Allemand du Reich, a été abattu avec une crosse de fusil, malgré ses supplications et ses larmes).
Meyer, d’Ostheim, m’a donné hier un morceau de lard. Mon état de santé est actuellement satisfaisant, mais je souffre beaucoup du froid. Le soleil ne veut pas se faufiler hors de son manteau de nuages. J’ai été enrôlé dans les « travaux légers ». Il n’y a que peu de « corvées » qui avancent encore. Les gens s’ennuient dans le camp et tuent le temps avec un balai ou un râteau. 60 à 70 prisonniers travaillent au bois, sur le chantier. Ce bois entassé sera bientôt traité et ensuite il faudra trouver une autre source de tourment.
Dans ce camp aussi, on fait des statues de sable. J’ai vu un chevreuil, une cigogne, un lion, un loup, un cygne et un sphinx. Dimanche matin, la cigogne avait fait un œuf… Ce matin, j’ai loupé la corvée d’eau. 60 détenus ont été libérés aujourd’hui. Les 600 derniers Allemands du Reich, au Struthof, ont enfin pu rentrer chez eux, après une détention de plusieurs mois.
Les « Noirs » ont la majorité en Alsace et les « Rouges » sont complètement battus. Le sergent-chef Louis Zange a dit : « En Alsace, les Noirs sont tous des boches ». S’il en était ainsi, les conséquences ne seraient certainement pas flatteuses pour la France.
240 quintaux de betteraves blanches et rouges ont été livrés au camp aujourd’hui, par Briemel de Bischoffsheim. On veut mettre les betteraves en conserves. J’ai vu, à l’instant, Filtzer, du garage, qui passait à travers le camp avec la machine à découper. Huttard m’a apporté un petit colis (au marché noir !). 
 
Mardi le 2 oct. 1945. Le commando du bois a donné des ordres ! Occupé jusqu’à 9h à passer du bois dans la « chaîne de punition » ; mais une averse nous a bientôt chassés du secteur. Un copain a fait cette réflexion : « Dis voir, en 1940 c’étaient nous, en réalité, les vrais résistants, car les bons Français ont pris la poudre d’escampette dans un total affolement, en perdant la tête, et ceux-là sont aujourd’hui… nos juges ! »
Aux animaux de notre ménagerie de sable, se sont associés aujourd’hui deux pigeons sur un cœur (c’est attendrissant), un chien qui lève la patte contre une pierre d’angle (comme c’est trivial), et, à côté, un cœur percé de la flèche du dieu Amour, avec les quatre as du jeu de cartes.
Les garagistes sont, en ce moment, des « Francs-maçons » : ils ont été surpris lors d’un banquet nocturne. Ils sont en train d’installer un réchaud électrique dans la baraque. Le paquet de Huttard a presque été une déception. Il contenait des souliers, bien que j’aie fait dire clairement qu’il ne fallait pas m’en envoyer. Une paire de pantoufles étaient les bienvenues. Comme nourriture: seulement une miche de pain et 5 pommes.
M. le commandant a eu la bonté de permettre que je puisse lire la messe, mais pas à l’autel de la salle de cinéma.
Le soir, à 8h, 80 hommes de la Meinau ( 1 ) sont arrivés ici. Georges Meyer d’Ostheim est libéré. Il a toujours été très gentil avec moi. 
 
Mercredi le 3 oct. Première messe dans la baraque, sine lux et crux, c'est-à-dire sans nappe d’autel, sans cierges, sans palle ( 2 ) une messe de catacombes. Pour remplacer le crucifix, j’ai disposé mon chapelet au milieu de la table.
Le professeur Schwartz a, paraît-il, envoyé un article me concernant, au journal Honneur et Patrie. Qu’a-t-il donc pu écrire ? Il m’a demande si c’était vrai qu’au Struthof j’ai été obligé de laver des serviettes hygiéniques ! Certains, venus de la Meinau, ont refusé de se laisser couper les cheveux à ras. 17 hommes ont eu l’autorisation de les garder à 2 cm de long. L’un d’eux, et un autre, ont pu rester sans être tondus. Pour la première fois, aujourd’hui, nous avons eu le droit de faire du feu dans notre baraque. M. l’Aumônier va essayer de me faire passer à la Meinau
Le soir, le sommet où se trouve le camp du Struthof est fortement éclairé. A la maison, on est très surpris que je ne sois toujours pas libéré. Ils m’attendent chaque jour. « Jour, mon jour, quand viendra-tu ? » Au presbytère, on a tout bien emballé pour que le déménagement ne soit pas trop fastidieux. Déménager, mais où ? ( 3 ) Ma sœur Martha est maintenant à Andlau en convalescence. Joseph, mon frère, est encore toujours à Meinau. Hier, j’ai lavé deux mouchoirs.
J’attends ma libération heure après heure, surtout maintenant que les élections ont basculé à droite. Dans le Bas-Rhin, il y a 17 MRP contre 16 autres, et dans le Haut-Rhin 2O MRP contre 6 autres.
Hier, on a enveloppé le battant de la cloche avec un gant de toilette. Quand on a voulu sonner l’appel, la cloche est restée muette. Derrière les fenêtres de la baraque, on a entendu un rire satisfait. Et si cela s’était produit au début ?
Du pain grillé, de nouveau, sur le fourneau brûlant, mais il manque à ce « toast » croustillant les compléments appétissants. Ce matin, j’ai pu me soustraire à la corvée (se présenter en longues rangées, passer les morceaux de bois et geler) : je n’ai pas pu être enrôlé dans ce service car, pendant l’appel, je lisais la messe. On vole de plus belle le bois pour le fourneau de notre baraque. Hier soir : soupe d’épinards. Ce midi, il doit y avoir des betteraves.
L’horloge du camp vient de sonner 10 heures. Elle se trouve au-dessus du magasin. Sur les tourelles de surveillance, on ne voit plus de vigie. Au Struthof, ces surveillants étaient équipés de vraies grenades. Ils les portaient à la ceinture en regagnant leur poste. Ce soir : repas de fête : du pain, du fromage et du thé. 
 
4.10.45 Le chapelain Stier voudrait bien que je le remplace dimanche. Mais ce que je préférerais, c’est chanter la messe à la Fête patronale de Bischoffsheim, le 21 octobre. Jean, mon neveu, m’a écrit que la fillette Marie m’apportera un paquet jeudi, et que je dois préparer les boites vides. J’ai donné à Fahsel un ballot de linge sale à déposer à l’entrée. Pourvu qu’on vienne le chercher. Ma sœur vit à Andlau chez Dolle et Fleck. Toujours du mauvais temps froid. M. le pasteur Deckert qui, ces derniers temps, était très déprimé - le fameux Spättchenschneider du quartier ( 4 ), a été libéré hier. Il était tellement surpris, qu’il n’a pas voulu le croire. Quinze autres prisonniers doivent être libérés aujourd’hui. Mais qu’est-ce que cela, parmi un si grand nombre ? 
 
5.10.45 Hier après-midi et ce matin, nous avons dû faire de l’exercice, parce que, hier, nous étions trop lents et indolents. Le temps est encore relativement froid. On peut encore supporter le froid, quand il y a du soleil. Aujourd’hui, de Gaulle vient à Strasbourg. Quel cadeau va-t-il apporter à l’Alsace et à nous, Schirmeckois ?
Dans le sable de Schirmeck, se sont formés des symboles de justice et de navigation, et encore d’autres fleurs, un edelweis, une pensée et du muguet. Tout cela est très joli.
Lorsque les femmes, qui voulaient chercher les paquets à la porte, sont passées devant le commandant, il les a fait reculer et leur a ordonné d’avancer au pas. Il les a qualifiées de Bohémiennes et de goupilles de grenades. Les jeunes ont chanté : « Tu es timbré, mon enfant ». Comme elles ne voulaient pas dénoncer qui c’était, elles ont toutes dû refaire les exercices. M. Boissenin était là, hier, pour la révision. Un paquet bien garni est arrivé : volaille, saucisse, fromage, pommes, sel, petits pains, deux miches de pain et des tomates. Dans tout cela, ce sont les tomates que j’ai appréciées le plus. Je fais partie du commando de balai de la baraque I.
Quelques Allemands du Reich, qui avaient attendu en vain que le décret du ministre de l’Intérieur soit appliqué, et ne voulant pas se laisser berner plus longtemps, se sont barrés. La sirène a hurlé et le camp a été en alarme. Est-ce que ce coup va accélérer la libération consentie des Allemands du Reich ? Les prochains jours le diront.
La botanique des sables s’est enrichie d’une marguerite, et sa zoologie d’un papillon. 
 
6.10.45 Il pleut, et assez fort. Il n’y a plus de bois à scier, ni à fendre et à entasser. Avec quoi va-t-on nous occuper aujourd’hui ?
Le Schneider, qui n’a qu’un seul bras, sert tous les matins à la sainte messe ; je peux la lire de suite après l’appel, sans être trop dérangé. Dans trois semaines, c’est la Toussaint, et je suis encore toujours ici, au milieu de l’enfer.
Est-ce que de Gaulle a pensé à nous, hier, lors de sa visite ? Nous a-t-il apporté quelque chose ? Es-il venu de nouveau les mains vides, avec des promesses sans substance ? ( 5 ) Justement, il y en a un qui chante : « Oui, à Schirmeck, c’est parfois merveilleux ! » :
 
« Oui, à Schirmeck, c’est parfois merveilleux,
Quand les petits animaux sont à la parade,
Les punaises, les puces et les poux vont et viennent au pas,
Et un diable rouge nous fait la vie dure.
 
A Wackenbach, où s’élèvent les baraques en bois,
Où les gens ont faim et maigrissent chaque jour,
Où le temps libre est compté et la nourriture rare,
C’est là notre patrie, depuis une moitié d’an, déjà.
 
Là où les portions de viande ne pèsent pas dix grammes,
Où la faim tenaille de suite après le repas,
Où les Fifis nous sifflent comme aux chiens,
Alors que nous ne comptons pas parmi les sales cabots.
 
Et en hiver, il fait parfois très froid,
Quand le vent siffle dans la forêt toute proche ;
Mais chez nous, au camp, ce qui nous réchauffe
Tout aussi bien, est le bruit sourd, effrayant, des blindés.
 
Nous ne pouvons pas non plus voir les femmes,
Alors le temps paraît long à certains.
Quand on se salue seulement de la main,
Le Rouge siffle déjà, et tu ne rigoles plus.
 
Pourtant, le jour de la libération n’est plus loin,
Alors, une nouvelle étoile se lèvera sur nous,
Nous voulons, heure après heure, vous le raconter.
 
( 6 ) « Le drame alsacien. Paroles de Charles Péguy :
Le fond de ma pensée sur la question d’Alsace-lorraine, c’est que je n’en veux pas aux Prussiens de les avoir pris. J’en veux à ces misérables Français qui les ont lâchés. Les Prussiens n’étaient que des soldats, des vainqueurs et des conquérants. Ils ont fait jouer la force, la force de la guerre, de la victoire, de la conquête. Mais je méprise et je hais, mais j’en veux à ces misérables Français qui, pour avoir la paix, ont vendu ces provinces, et ensuite sont allés pleurer à l’Assemblée de Bordeaux. Ici c’est le cas : gémir, pleurer, prier… (Volksfreund, 7.X.45) » ( 7 ) 
Dans le même numéro :
« Devant 6.000 tertiaires franciscains, le Souverain Pontife a prononcé une allocution, déclarant notamment :
C’en est assez des discordes et des haines de partis, des rancunes et des vengeances personnelles, qui font vivre tant de familles dans l’anxiété ».
( 8 ) Sous le titre : « Statistiques diocésaines », on annonce, parmi les « nominations », que M. Charles Jaeck, administrateur de Schirmeck, est prévu comme curé de Leutenheim ). Où ira maintenant M. Simon ? A Bischoffsheim ? L’Annuaire diocésain ne peut pas encore le dire . ( 9 )
Cette nuit, j’ai rencontré Klein, d’Oberseebach, qui se lavait à la salle d’eau, étant tellement attaqué par les punaises. Ce moyen aura-t-il servi ? 
 
7.10.45 Dimanche. Temps de pluie pour Thorez à Strasbourg, et aussi pour nous, qui avons dû nous laisser tremper sur la place d’exercices. Aujourd’hui, je vais chanter la grand’messe à 10 heures. M. l’Aumônier tiendra la prédication, car je suis toujours sous le coup de l’interdiction de prêcher.
Honneur et Patrie, du 5 octobre 1945, annonce sous le titre : « Land-P.G. und Stadt -P.G. » :
« (…) Alors que je passais hier devant un immeuble, ils ont étendu sur un sac un P.G. qui était tombé à la renverse juste auparavant. Le surveillant lui a demandé s’il avait encore de la sensation dans les jambes. Alors que je demandais ce qu’il avait, l’homme m’a répondu, tenant son arme : ‘Ce qui lui manque ? C’est la même chose pour tous : la faim et la maladie, la maladie et la faim. On y est habitués ; tous les jours, il y en a un qui s’écroule’. Deux pas plus loin, j’ai rencontré un copain qui était 18 mois en camp de concentration. Il m’a dit textuellement ( 10 ) : « C’est une honte pour la France comme ils traitent ces types-là !! »
( 11 ) J’ai, devant moi, le dernier numéro de Temps Présent, une revue qui n’a certainement pas la réputation d’être de la cinquième colonne. Eh bien, voici ce que je lis :
« Dans un camp de prisonniers militaires de la Sarthe, se trouvent 20.000 PG sans occupation.
4 à 5.000 d’entre eux sont malades, et il y a 10 cas mortels par jour. Ces jours-ci, quatre trains de prisonniers sont arrivés. Plusieurs P.G. étaient morts pendant le trajet ; d’autres avaient la bouche encore pleine de poussière de charbon, qu’ils mangeaient, affamés ! Dans le camp de Chartres, sur 12.000 prisonniers, 2.500 sont malades ».
Le journal donne des détails précis et met à l’origine de ce traitement non pas une volonté malveillante, mais seulement une mauvaise organisation et du désordre. Dr Isere Mann ».
Cet après-midi, une bonne soupe de légumes (carottes, betteraves blanches, pommes de terre, haricots), le meilleur repas que j’aie jamais reçu dans le camp. Le soir, un petit fromage pour cinq bonshommes, et du café.
 
8.10.45 Les artistes du sable avaient placardé aujourd’hui : « Ce à quoi tu n’as pas renoncé, tu ne l’as pas perdu ». Mais, sur ordre d’en-haut, ils ont dû enlever cette inscription (édifiante et provocante).
Nos prisonniers ont été obligés de chercher du bois au col de Salm, avec 5 charrettes attelées de 25 hommes - 25 chevaux. Avant qu’ils soient de retour, il n’y aura pour nous, qui sommes restés ici, pas de repas à midi.
Cet après-midi, j’ai eu avec M. A. d’Andlau, une discussion sur la religion, en présence de plusieurs détenus. M. A. s’est révélé être un homme totalement incroyant. Le Christianisme ne serait que théâtre et cérémonies ; il n’a pas fait les bonnes œuvres qu’il fallait ; il ne s’est répandu que par la force et les idées fondamentales de la religion chrétienne ont été puisées dans le Bouddhisme.
Un ancien chef de groupe d’Andlau a un peu pris ce M. A. sous la loupe. M. A., alors adjoint, était pensionnaire chez les religieuses, et les avait dénoncées parce qu’elles parlaient encore français et avaient conservé les images de saints français ; de plus, sous le couvert de la religion, elles auraient continué à pratiquer une politique francophile.
M. A. affirmait, qu’il avait mené toute son action en faisant preuve de conscience professionnelle ; il est établi qu’il n’a pas déclaré sa fortune de milliers de gulden hollandais aux impôts, car il était invalide de guerre à 100% . En tant qu’horloger, il avait travaillé au noir, et grâce à ces dissimulations, il avait encore touché de l’argent liquide : de brillants revenus.
Depuis la détention de M. A., les sœurs ne s’occupent pas beaucoup de lui, et ce n’est pas bien ; mais on peut comprendre l’attitude des sœurs, quand on sait qu’elles étaient au courant du comportement de M. A. (par une copie de la plainte, qui leur avait été remise). Pour éloigner la croix du monastère, il ne s’est trouvé à Andlau ni hommes, ni villageoises, ni musiciens (Bravo !), et la croix est restée là.
Un Protestant qui, hier, avait assisté à notre service religieux, a souhaité me parler. Il s’agissait du professeur Stoffel de Bouxwiller, un « chercheur de Dieu », qui avait beaucoup lu au sujet de l’Eglise catholique et a, en particulier, une grande compréhension de la messe. L’entretien a duré une bonne heure. Il m’a parlé du bienfait qui doit inonder le cœur de l’homme lors de la confession auriculaire, et de la joie de pouvoir communier chaque jour. Il a recopié la prière de Joh. Sorge ( 12 ) : « Seigneur, laisse-moi mourir comme tu le veux », et il m’a promis de s’habituer à l’oraison spontanée. Il voudrait que, dimanche prochain, je chante de nouveau la messe ; car mon chant l’a tellement ému, qu’il a demandé au pasteur Guggenbuhl de venir une fois assister au service religieux catholique, dimanche prochain. Il admire particulièrement le consensus de l’Eglise catholique dans la vérité ; la doctrine de l’action du St Esprit dans l’Eglise et dans les âmes le séduit. Je l’ai renseigné sur la profonde différence qu’il y a entre les doctrines protestante et catholique de la Justification.
Extrait d’un journal suisse : « Un suicide de l’Europe se prépare ! – Donnez-nous à manger, sinon nous n’oublierons pas Hitler ! C’est ce que les Berlinois placardent sur leurs maisons. Qui cherche la sécurité sans le droit prépare le chaos » 
 
9.10.45 Après la messe, j’ai pourvu à la beauté et la propreté des allées, à l’aide du râteau et du balai. L’après-midi, j’ai aidé à charger et décharger 3 charrettes de bois fendu. On nous avait promis de pouvoir nous reposer après le travail accompli ! Mais il y a eu soudain l’alerte: « Tout le bois coupé devra être mis à l’abri avant 5 h ». Ce temps était trop court et plusieurs ont alors fait grève. Qu’est-ce qui arriva ? Le commandant s’approcha avec les Fifis, qui avaient mis l’arme à l’épaule : « Le fusil sous le bras et chargez ! » ( 13 ) C’était l’ordre du commandant ; il avait l’air un peu éméché. Nous nous sommes de nouveau mis au travail et, malgré notre zèle, nous n’avons pu quitter le chantier qu’à 7 h moins vingt pour aller manger. Certes, le commandant était aussi énervé à cause d’un grave accident, qui s’était produit au Salm, dans le groupe travaillant au bois. Les charrettes, ne pouvant supporter qu’un poids de 20 quintaux, avaient été chargées jusqu’à 40 quintaux de bois coupé. Les freins n’étaient pas en ordre. Deux charrettes sont parties dans le chemin pentu et n’ont pas pu être arrêtées. L’une a déboulé sur l’autre ; la première voiture est tombée dans le ravin et s’est fracassée. Les deux voitures ont été réduites en morceaux et un détenu a été si gravement blessé, qu’on peut douter qu’il s’en sorte. Qui est coupable ? Qui en porte la responsabilité ?
La scène de ce soir a-t-elle été arrangée comme une répression de révolte, seulement pour faire croire que l’accident de ce matin était du sabotage ?
Demain, il y en aura de nouveau quelques-uns qui seront libérés. Au Bunker, devant mon ancienne cellule, on peut lire en ce moment les lignes suivantes ( 14 ) : « Dans cette cellule fut détenu le camarade G. Wodli, du 14.11.42 au 2.4.43, assassiné le 2.4.43 par la Gestapo ».
Depuis quelques temps, seules les femmes âgées peuvent chercher les repas, les plus jeunes sont…trop dangereuses. 
 
10.10.45 L’aumônier du camp Stiehr m’a apporté ce matin une miche ronde, encore toute fraîche. Je lui revaudrai un jour cet acte charitable. Mgr Weber, d’après ce que m’a dit Mgr Kolb,( 15 ) est personnellement intervenu en ma faveur, afin que je sois libéré dans les prochains ( ? sic ) jours. « Evitez tout incident », me fait-il dire. On doit me faire passer pour un terrible révolutionnaire. Mes « imprudences » ( 16 ), semblent me jouer encore toujours de mauvais tours et font craindre d’autres choses graves de ma part.
Aujourd’hui, 20 hommes ont été libérés, 4 rien que de notre baraque, et 70 femmes. Mais les femmes ne partiront que demain. Ce soir, au goûter, j’ai dégusté un radis avec du sel. C’était quelque chose de frais, une collation de crudités ! J’ai recueilli dans le panier de déchets du jardinier ( ! sic ) 5 tomates à moitié mûres, pour améliorer la soupe de midi et du soir. Avec le commando du bois, j’ai aidé à décharger et à charger deux voitures. La forêt commence à prendre des couleurs d’automne. Quand est-ce que je pourrai de nouveau chercher ma boîte de peinture et porter toute cette beauté extérieure sur la toile ? 
 
11.10.45 J’ai été arrêté voici 9 mois. Le chef de baraque de B.V.Foerster de Lutzelhouse – qui a particulièrement beaucoup souffert par Moser – m’a raconté que tous ceux qui sont ici depuis 6 mois, vont être libérés ( ? sic ).
M. Ruckgraff de Châtenois, m’a dit que mon plus grand adversaire de Bischoffsheim est le maraîcher Briemel ; il m’a noirci, ici au camp ( ! sic ) et cependant, comme j’ai été bon, toujours, envers la famille Briemel, sans cesse préoccupé au sujet de la belle-mère Briemel, malade, et surtout par Martha, son enfant en mauvaise santé, qui a reçu de ma sœur un beau livre d’image en cadeau.
Au petit déjeuner, il y a eu de nouveau un radis salé. J’ai bien aimé, et mon estomac l’a bien supporté. Les deux tomates vertes, que j’avais posées sur mon lit, au soleil, commencent lentement à prendre des couleurs. L’une d’elles est déjà mûre « pour la soupe ».
Une parole de Don Bosco (17) : « In politica, sono di nessunoEn politique, je n’appartiens à personne. Il était au-dessus des partis, il ne s’en occupait pas. Ma politique est celle du pater, allait-il répétant, c'est-à-dire qu’il ne se souciait que du Royaume de Dieu à instaurer dans l’âme de la jeunesse populaire. Adveniat regnum tuum ; que votre règne arrive ! Tout le reste ne recueillait ni une pensée de son esprit, ni une minute de son temps bousculé. Son sens catholique avait compris instinctivement que le prêtre n’a pas à prendre position dans cette bagarre d’idées, parce qu’il doit appartenir à tous. S’inscrire à un parti, prendre une étiquette politique, c’est fatalement se mettre à dos les chrétiens du bord adverse qui, à leur dernière heure, refusent trop souvent le secours d’un prêtre partisan. Or, son zèle d’apôtre ne cessait de penser à la minute suprême de ces hommes qui avaient fait l’Italie nouvelle et, pour ce motif, il se refusait de couper les ponts avec leurs âmes » (Don Bosco, A.Aufray, p.318).
( 18 ) : « Nous le savons, on lui a fait grief, jusqu’à son procès de canonisation, de ces amitiés contractées dans le monde libéral, de ces relations avec de notoires adversaires de l’Eglise. De fait, en cette seconde moitié du XIXe siècle, Don Bosco fut, peut-être, en Italie, le seul prêtre qui entretint un commerce suivi avec les fondateurs de l’Italie nouvelle. Au lendemain des premiers événements qui annonçaient la formation de l’unité italienne, par l’absorption sous la croix de Savoie de tous les états de la péninsule, le clergé prit délibérément position d’adversaire.
Très rares furent ceux qui osèrent encore se fourvoyer dans le monde des usurpateurs : parmi ceux (sic) on vit souvent Don Bosco. Il possédait pour cela, répétons-le, les meilleures raisons du monde. Il avait à compter avec ces hommes-là pour vivre, il voulait les rendre complices du bien qu’il accomplissait et surtout, il pensait à leur âme, guettant la seconde propice où il pourrait y déposer la graine du remords. Elle est de lui, cette affirmation osée qui justifie, dans une image étonnante, son attitude à l’égard des pires adversaires du nom chrétien : Si, entre une âme à sauver et l’effort de mon zèle, se dressait le démon en personne, attendant de moi un coup de chapeau pour me laisser passer et atteindre mon âme, je n’hésiterais pas un seul instant… Don Bosco devint une force politique à force de ne pas faire de politique » (p. 318).
M. Ruckgraf a entendu lui-même que M. Briemel de Bischoffsheim avait affirmé, devant le commandant et M. Mura, que j’avais, en chaire, exhorté mes paroissiens à prier pour la victoire allemande !
Qu’une telle insulte est donc effrontée ! Toute la paroisse est témoin que cela n’a jamais eu lieu.
Hier, j’ai parlé avec le Prof. Stoffel de « Marie dans la Bible ». Cette nuit, M. Fr.Ettwiller de Nothalten est décédé. Dans la salle d’eau, quand j’ai entendu râler le moribond, terrassé par une crise cardiaque, je n’ai pu que lui murmurer quelques courtes prières, et je lui ai donné l’absolution. Le matin, j’ai entendu dans la baraque un petit appel : estote pareti. J’ai lu ce matin la Ste messe pour le défunt. 
 
12.10.45 J’ai dû de nouveau, aujourd’hui, remettre le râteau en fonction. A midi, j’étais dans le commando du balai. C’est un inspecteur des Postes qui supervisait le commando, dont faisait partie un maître des comptes, un instituteur et un ministre des cultes. Ces messieurs se rencontrent souvent chez nous, mais ce qui manque toujours, c’est le jeu de cartes et la bière bavaroise. Après, j’ai été mis au ravitaillement : nous avions à décharger environ 2.000 miches de pain pour le Struthof. Quand c’était fait, il manquait 112 miches de pain. La faute n’était pas de notre côté, car alors chacun aurait détourné une dizaine de miches ou les aurait mangées. M. le professeur Frey de Sélestat s’est plaint à moi. M. Harnist ( ? sic ) et M. Dolle étaient ses dénonciateurs. Pour M.Frey aussi, les jours de détention ont été un temps d’introspection spirituelle. Pendant le bombardement de Sélestat ( 19 ), il a perdu le petit doigt de la main droite. M. Frey m’a invité à participer, à sept heures moins le quart, en baraque II, à un cours d’anglais. Je ne sais pas si je pourrai y aller.
Mes réserves s’épuisent : encore quelques pruneaux secs, un petit morceau de pain blanc, une demie carotte. Un homme de Nothalten m’a donné trois raisins et un autre, auquel j’avais donné un morceau de pain, m’a donné une tranche de kougelopf. M.Gyss d’Ingwiller peint des tableaux à l’huile. Pour moi, au camp, ceci aurait été une occupation agréable et bienvenue. Mais aurait-elle été aussi utile que balayer, ratisser, passer du bois et charger du pain ?
Le temps était vraiment beau, aujourd’hui. Cela va-t-il durer ? Ca n’en a pas l’air. Les prés sont couverts d’une herbe si verte et savoureuse, qu’un cultivateur s’est même mis à faucher.
Les Allemands du Reich, qui sont encore au Struthof, n’ont pas encore été libérés, mais devraient l’être sans faute, lundi.
J’ai envoyé le bonjour au chef de chœur, M. Muller. Madame Emmendorfer a été libérée, de par la Préfecture. Je dois à cette femme d’avoir été emprisonné au Bunker. J’ai eu là-bas huit jours de « vacances ». Toutes les femmes du camp vont pouvoir respirer et seront contentes d’être débarrassées de cette Xanthippe ( 20 ) – vulgaire araignée et passionaria. Pourquoi cette indic a été libérée, on ne le sait pas. On dit qu’elle avait « des doigts magnétiques ». Le détenu Roth m’a appris, qu’à Bischoffsheim, M. Alphonse Legin est devenu maire ; M. Marcel Hoffmann est adjoint et M. Joseph Kappler, membre du Conseil municipal. 
 
13.10.45 Au ravitaillement à Rothau, déchargement du pain. Au retour, on a appris, à notre grande joie, que 38 femmes et 22 hommes ont été libérés ; parmi ces derniers se trouve le pharmacien Engel, et le président des cultivateurs du secteur, Bisch. Au total, donc, 60 détenus. On parlait d’abord de 80 libérations.
Aujourd’hui, j’ai expliqué à M. le professeur Stoffel la prière du chapelet et la méditation du chemin de croix. A propos du Chemin de croix, j’ai composé les vers suivants (14 stations) :
 
1 - Pilate lave ses mains dans l’innocence,
Mais l’eau ne lave pas la dette de sang du lâche ;
Si, par lâcheté, je me détourne de Toi,
Avertis-moi, Jésus, et épargne-moi au Jugement.
 
2 - Voici la croix qu’on charge sur Tes épaules,
Cependant, la peine de nos péchés t’écrase bien plus,
O Jésus, donne aux malades et à ceux qui souffrent,
La force de porter la croix patiemment.
 
3 - Couronné d’épines et mis en pièces par les fouets,
Epuisé à mort, le Seigneur se brise ;
A quoi sert-il de graver l’amour de Dieu dans la pierre,
Si cette image ne t’ébranle pas ?
 
4 - O Mère Marie, dis-moi donc ce que tu as éprouvé
Lorsque, sur les chemins de Sion, tu as rencontré ton enfant,
Chargé de la croix, défiguré de plaies,
O dis-le moi donc, que je pleure mon péché.
 
5 - Simon, le brave, t’aide à porter la croix,
D’abord en hésitant, puis volontiers avec joie et entrain.
Sous la croix, ô Jésus, je ne veux plus me plaindre,
Je veux garder silence, loin de toute révolte.
 
6 - Véronique, de son léger voile,
Efface crachats, larmes, sang et poussière,
Du visage de Jésus, malgré la colère des criards.
L’amour est fort, ici, et aussi la foi.
 
7 - L’Agneau de Dieu ne sauve pas avec de l’or et de l’argent,
Mais avec son sang !
Maintenant les images de l’Ancienne Alliance
Sont accomplies en Jésus, qui nous a délivrés du péché.
 
8 - Oui, pleurez sur vous et vos enfants,
Car le châtiment et le jugement sont déjà proches.
Cette parole vaut encore aujourd’hui pour chaque pécheur
Qui demeure dans sa faute et ne se convertit pas.
 
9 - O voyez, pour la troisième fois, Jésus tombe,
Il est couché dans la poussière comme un ver écrasé,
Mais il se relève pour aller vers le sacrifice sanglant,
Il veut arracher à Satan sa proie.
 
10- O malheur au monde, à cause de son péché et de son ignominie,
On arrache au Seigneur tous ses vêtements,
C’est parce que la luxure règne partout dans le pays
Parce qu’on a donné en gage au vice, le vêtement du salut.
 
11- Cinq filets de sang jaillissent, cinq sources de grâce,
Le sang du Sauveur ruisselle en bienfaits sur la terre,
Par les clous, les marteaux, la lance, les échardes de la croix,
L’amour du Père, de nouveau, nous est acquis.
 
12- Je t’aime, ô Jésus, de tout mon cœur,
O, si seulement mon affection était aussi grande et profonde
Que celle de ta mère des sept douleurs,
Quand elle te reçut en pleurant, sur ses genoux.
 
14- On porte en pleurant le corps du Seigneur dans la tombe,
Mais le péché, la mort et l’enfer sont maintenant vaincus,
Tu connais le précieux cadeau du Ressuscité :
La source de grâce de l’Eglise ne tarira jamais. (L.Jenn).
 
« Un cheveu dans la soupe ». Les affaires familiales de Monsieur Stoffel ne sont pas en ordre. Il est marié avec une femme protestante divorcée, dont le premier mari est encore en vie. Je lui ai conseillé de soumettre la chose à la juridiction ecclésiastique et de tout abandonner à Dieu.
Prof. Frey m’a montré un chapelet qu’il a confectionné lui-même, une cordelette avec des nœuds. Ne suis-je pas un peu redevable à ces deux là ? C’est sans doute pour cette raison que tarde ma libération. M. Stoffel m’a demandé de lui recopier la prière « O Domine mea. Sancta Maria, mater Dei et virgo… », car il veut l’apprendre par cœur.
Demain, on fêtera solennellement à Bischoffsheim Ste Aurélie, la plus ancienne sainte d’Alsace. Nous en avons des reliques – la plus ancienne représentation de cette sainte se trouve dans un vitrail sud de la cathédrale de Strasbourg - il date du XIIIe siècle. Pendant ce temps, je suis dans la buanderie, et je lave une serviette, une chemise et une paire de chaussettes.
Je prends régulièrement part aux cours d’anglais du Prof. Frey. Il y a un cours pour débutants et un autre de perfectionnement. Mon ancien élève du Klepp’, Schmittheisler, est aussi avec nous.
 
14.10.45 Dimanche. Dans le livre Don Bosco, je lis ( 21 ) : « Il accepte bien de se mêler de ces choses, mais en prêtre. Prêtre à l’autel, prêtre au confessionnal, prêtre au milieu des jeunes gens, prêtre à Turin, prêtre à Florence, prêtre dans la mansarde du pauvre et prêtre dans le palais du roi ou des ministres, je veux être prêtre ».
A dix heures, je chanterai de nouveau la grand’messe.
(22) « La princesse Charlotte de Luxembourg, accompagnée de 450 anciens internés luxembourgeois du camp du Struthof-Natzwiller, sera reçue aujourd’hui à Schirmeck. Demain, dimanche, la princesse Charlotte effectuera, avec ses compatriotes, un pèlerinage sur les lieux maudits de l’ancien campw< du Struthof. M.S. Les Dernières Nouvelles d’Alsace, samedi 13 octobre 1945 ».
(23 ) Dans le numéro  Honneur et Patrie  de cette semaine, se trouve un article qui porte comme titre : « Le camp du Struthof est-il vraiment un ‘centre de séjour surveillé ‘ (24) , ou un camp disciplinaire (25 ) ?
« Début avril, le directeur du camp, Sybil, et près de ses 30 gardiens, ont été relevés de leur fonctions par le préfet M. Halling, et arrêtés, pour cause de graves disfonctionnements dans la gestion du camp et extrêmes maltraitances vis-à-vis des détenus. Le public aurait sûrement été curieux de connaître le jugement qui serait éventuellement tombé à leur sujet…Il est attesté à l’heure actuelle, que des centaines d’Alsaciens ont été emprisonnés sans aucun mandat d’arrêt, sans avoir été entendus, mais plutôt par vengeance personnelle, et sans qu’aucune preuve ait pu être invoquée au sujet d’une quelconque faute politique grave. Il n’y a pas eu un seul cas, dans les premiers mois, d’une procédure juridique d’internement. Tous ceux qui sont arrivés, ont été, particulièrement au Struthof, simplement traité de ‘Boches’, de ‘collaborateurs’ et de ‘Nazis’. Aujourd’hui, nous savons exactement que, ne serait-ce qu’au camp de Schirmeck, près de 300 personnes sont détenues depuis 9 mois, non parce qu’elles auraient été, ou seraient ‘dénonciatrices’ ou ‘collaboratrices’, mais uniquement parce qu’après le ‘couvre-feu’ prescrit, elles auraient été surprises dans la rue par les Américains. Un certain nombre de ces victimes se trouve aussi au Struthof. Elles n’ont donc pas, à ce jour, été arrêtées par ordre préfectoral, ni accusées de quelque autre délit… De tels cas, il y en a des centaines. Nous nous demandons donc comment une chose pareille peut se produire. Et ces personnes innocentes sont encore, en plus, livrées à des traitements qui ne sont plus humains… Que cherche-t-on ainsi ? Car il s’agit de citoyens loyaux, qui se sont réjouis sincèrement de la libération de notre terre familiale. Une chose est vraie à tous les coups : c’est qu’on ne fera que difficilement de bons patriotes de ces innocentes victimes. Et alors, la meilleure des propagandes ne servira plus à rien.
Et maintenant, encore une autre question : comment pense-t-on indemniser ces personnes ? Ce point, à notre avis, demande à être examiné consciencieusement. On ne peut donc pas, tout simplement, avec désinvolture, renvoyer les gens à la maison, munis d’un ridicule billet de sortie, sans leur donner au moins une compensation morale (…). Celui (…) qui quitte aujourd’hui ce lieu concentrationnaire (à Schirmeck ou au Struthof), est plus ou moins frappé d’ignominie, soit-il coupable ou non.
Quelle est l’attitude de la famille vis-à-vis des différentes méthodes de traitement auxquelles les détenus ont été soumis ? ( 26 ) (…) nous sommes d’avis que tout homme a le droit d’être traité humainement, qu’il soit détenu ou prisonnier, et d’autant plus si sa culpabilité n’est pas clairement démontrée. Nous avons ouvertement stigmatisé ces méthodes et continuerons à le faire, jusqu’à ce qu’un terme soit posé à ces scandaleuses pratiques (…) d’autres FFI, qui en réalité n’en sont pas (Kopf, Bechthold), mais en portent l’uniforme, sont de véritables ordures. Il s’agit là de certains éléments venus du Breuschtal, (27) qui ne voulaient pas travailler et préfèrent y aller du gourdin et du fouet, plutôt que d’assumer leur travail de forestier… Nous avions certes, d’entrée, l’intention de revenir à une série de détails, sur la foi de nombreux documents, mais ne souhaitons pas moins porter ceux-ci à la connaissance du public, dans l’intérêt général, car, en fin de compte, ce sont les autorités qui sont seules compétentes… C’est pourquoi, nous en appelons à elles, encore, afin qu’une solution efficace soit trouvée aussi vite que possible et qu’il soit mis fin aux KZ-Lager (28), indignes de toute forme de gouvernement démocratique, dans les plus prochains temps. On dispose d’un nombre suffisant de tribunaux et de prisons pour mettre au pilori les vrais coupables et les garder en sûreté derrière verrous et barreaux. Il faudrait en finir complètement avec de telles méthodes hitlériennes. On se demande pourquoi nous imitons aujourd’hui ce que nous avons condamné hier au plus haut point… Il s’agit ici d’apporter, une fois pour toutes, la preuve que nous sommes meilleurs et plus humains que les Nazis eux-mêmes, ou de montrer si nous voulons déchoir, en nous plaçant sur la même marche que ces anciens bourreaux, en contemplant sans cœur comment des frères innocents, privés de liberté des mois durant, sont soumis à des traitements inhumains.
A.L. Honneur et Patrie – Vendredi le 12 octobre 1945 » ( 29 ).
 
15.10.45 Hier, c’était la fête foraine à Labroque. Voilà pourquoi, sans doute, il y a eu aujourd’hui des escargots avec du Gulasch et trois pommes. Le soir : marmelade, beurre et thé. Nous étions tout à fait contents des repas, aujourd’hui. On finit par se satisfaire de très peu, dans le camp.
Le service religieux d’hier a été de nouveau très beau. Le chant de l’assemblée alternait avec la chorale et avec des motets à 4 voix. La prédication en allemand était centrée sur le pardon, et celle en français parlait de Fatima. On a distribué 80 communions. M. le pasteur Guggenbuhl a participé de tout cœur à la célébration. Le soir, j’étais au cours d’anglais chez le Prof. Frey.
Chaque matin, je lis la Sainte messe. Je garde toujours en mémoire mes paroissiens et même mes brebis égarées, oui justement celles-là. Que mon malheur soit pour elles source de bénédiction. Le matin, selon le souhait de M. Mura (30), j’ai béni le corps de Franz Ettwiller (31) de Nothalten, lors de sa mise en bière et de son transport. Le gendre du défunt s’est enquis des circonstances de sa mort. J’ai pu l’en informer.
(32). Les Dernières Nouvelles du 14 oct.45. Au sujet des prisonniers de guerre allemands. « Les USA ont transmis l’information à la France. Selon une enquête de la Croix Rouge internationale au sujet des camps français de prisonniers de guerre, les USA ont résolu de faire remettre des prisonniers de guerre allemands aux autorités françaises. Ils en ont stipulé 1.750.000 pour la France. Le 5 septembre de cette année, il y en avait 661.000 en France. Seuls 396.000 étaient aptes au travail. Le 20 septembre, l’Etat major américain en France communiquait que l’accord conclu ne serait plus maintenu. Au 15 septembre, le nombre de prisonniers de guerre travaillant dans l’agriculture s’élevait à 178.000. Dans l’ensemble, 404.000 prisonniers de guerre étaient employés dans les sections militaires, ce qui fait une somme totale de 480.000. Le 1er octobre, le nombre total des prisonniers de guerre allemands en France était de 508.000. »
Aujourd’hui, enfin, 800 Allemands du Reich et autres étrangers ont été libérés. Le 15 octobre a donc été, enfin, leur Jour, celui qu’ils avaient tellement désiré.
Toute l’après-midi, j’ai épluché des betteraves. Tous ceux qui épluchent des betteraves souhaitent ne plus devoir en manger une fois qu’elles seront dans le vinaigre.
Dans quatorze jours à trois semaines, notre libération devra aussi devenir effective, sinon, avec les betteraves aigres, il y aura aussi des visages aigris.
Mon voisin de lit, Fahsel, et mon second servant de messe, m’ont offert aujourd’hui du pain blanc, des pommes, du cake et de la saucisse.
Comme les détenus sont gentils les uns avec les autres ! Je pourrai donc demain aussi participer à la Fête patronale avec mes paroissiens. Je me suis déjà confectionné cet après-midi un repas spécial. J’avais rassemblé les feuilles les plus tendres des betteraves et me suis préparé une petite salade avec du vinaigre de « l’Oncle » Klein, et de l’huile, un oignon et une pointe d’ail. Avoir pris ces petites feuilles n’était certes pas un larcin. Prendre des denrées comme des pommes de terre, des carottes, du sel, du pain etc…n’est pas considéré comme du vol, mais comme du maraudage (33), et donc permis. Le soir, cours d’anglais chez le prof.Stoffel.
 
16.10.45 Fête de Ste Aurélie, la patronne de ma paroisse. Après la messe, que j’ai lue pour « mes ouailles », il y a eu un opulent repas.
Le temps est très froid, mais promet d’être beau et de se réchauffer. Par ce froid, j’aurais aimé mettre mes chaussettes mais je n’ai pas pu, car les bas révélaient aux talons et à d’autres endroits de larges oignons, qui dépassaient même le bord des chaussettes. Je n’avais ni aiguille, ni laine, ni…adresse pour les raccommoder.
Une nouvelle Passionaria (34) a été embauchée. Lors de la perquisition chez l’ ancienne, on a retrouvé 90.000 F sur le compte-épargne, 50 pull-overs et toute sorte de lingerie. Elle a, paraît-il, été mise sous les verrous avec son mari.
M. A.Ackermann de Hunawihr m’a justement raconté qu’il avait été si violemment battu au Struthof par le gardien Kopf, le dimanche de la Trinité, que la protection qu’il portait à la suite d’une grave blessure au cerveau lui a été arrachée et qu’il s’est retrouvé sans connaissance. Une plainte, qu’il avait adressée à la Préfecture accompagnée d’un certificat médical, est restée sans réponse.
Aujourd’hui, dans les allées du camp, nous devions ramasser à la main les petites feuilles dorées des bouleaux et des peupliers, dispersées par le vent d’automne. Hansjakob, dans son livre : Der Vetter Kaspar (35) a dépeint la petite scène suivante : p. 65 « Et quand les Prussiens sont venus et que tous les autres libérateurs de Haslach s’enfuirent, le Sepp (36) qui avait tout fomenté, resta tranquillement à la maison et joua si bien l’innocent, qu’il put sortir en toute liberté, alors que d’autres vivaient à l’étranger ou devaient subir le cachot. » On le voit, il n’y a rien de nouveau sous le soleil.
Dans le même ouvrage se trouve, p.77/78, une chanson du maître-boulanger et poète :
 
« Les Français, dit-il,
Ce sont des gens, dit-il,
Quand on y pense, dit-il,
C’est un plaisir, dit-il,
Ils aiment bien, dit-il,
Faire beaucoup de bruit, dit-il,
Mais ce n’est pas, dit-il,
Pour un grand résultat.
 
La République, dit-il,
Chacun la voulait, dit-il,
Au sommet, dit-il,
Il n’y a pas assez de place, dit-il,
Sur un seul siège.
 
A Paris, dit-il,
Ils sont fous, dit-il,
Ils racontent des bobards, dit-il,
A dormir debout, dit-il,
Ils se tuent, dit-il,
Entre eux, dit-il,
Ce plaisir, dit-il,
Me serait trop bête. »
 
Le maître boulanger aurait pu de nouveau composer cela aux jours de la libération, quand tant de Français de l’intérieur ont été sacrifiés.
Ministre de l’Intérieur Teitgen ! (37)
La Weltwoche n° 622 (p. 9), Zurich, 12 octobre 1945, écrit (38) :
« Les bagnes d’Europe. Un coup de projecteur sur la civilisation des baraquements. Notre temps est celui des grandes destructions. Il a transformé en champ de ruines des biens publics, et en contrepartie, nous a donné les campements de masse : des camps à ciel ouvert, des camps de baraquements, des camps sur les terrains de sport, dans les casernes, les hôtels dégradés. Une carte d’Allemagne, qui a été illégalement diffusée sous la domination nazie, a fait apparaître le pays taché de triangles noirs, parsemé de carrés et de points, ressemblant à des abcès : c’était une carte des camps pour prisonniers de guerre, travailleurs étrangers et détenus politiques ! Si l’on voulait, presqu’une demie année après la chute du National-socialisme, reproduire une carte semblable, on verrait que l’épidémie des camps ne s’est pas amenuisée, mais s’est au contraire enflée avec plus de force encore.( 39 )C’est nous qui soulignons). On verrait une carte de l’Europe où les triangles noirs, les carrés et les points se sont étendus sur tout le continent, de la Yougoslavie au Schleswig, de la Silésie à la Bretagne, jusqu’aux confins du continent africain, d’Algérie, jusqu’en Egypte et aux frontières de l’Asie, dans l’Oural : partout il y a des camps. Leur population totale est aujourd’hui le double des habitants de la Suisse, mais il y a des recensions qui parlent de dix, douze, quatorze millions de détenus. Ce qui fait qu’aujourd’hui, le phénomène des ‘camps’ est plus qu’une simple exception. Il est le reflet d’une époque qui considère l’être humain comme une chose quelconque, transportable, déportable et (malheureusement ou Dieu merci ?) comme une denrée facilement périssable. Evidemment, ces millions de détenus dans les camps d’Europe, appartiennent à des catégories diverses. Il y a des camps pour Nazis ou contaminés par le Nazisme ; il y a des camps pour prisonniers de guerre (Pg) ou pour DP (Déplacés-Déportés) ; il y a des camps pour des gens que l’on veut retenir, ou d’autres pour ceux dont on voudrait se débarrasser. Il y a des camps où les gardiens d’hier sont devenus les habitants d’aujourd’hui, et il y en a d’autres où les habitants sont les mêmes qu’il y a dix ans et leurs méthodes de cerbères également les mêmes. Il y a des camps où l’on travaille jusqu’à s’écrouler, et d’autres où les détenus deviennent fous de désoeuvrement. En bref : des camps de toute sorte. Des « bons » où les détenus consommaient jusqu’à 5.000 calories par jour, des mauvais où les rations journalières n’atteignaient même pas 500 calories, mais malgré toutes ces différences, ces nuances, ces hiérarchisations caractérisant la nouvelle civilisation des baraquements, tous les camps ont quand même un point commun : ils ôtent aux hommes leur liberté, leur responsabilité et leur pouvoir de décision, ils les parquent en masse, constituent un provisoire qui s’éternise, ils sont la rebutante et triste expression de la décadence de la société.
Dans les camps, il n’y a pas de vie privée ; là, les projets d’avenir sont un passe-temps douloureux et le plus souvent inutile. L’individu devient un objet, n’est plus qu’un numéro, un dossier, une chose sans consistance, qu’un gratte-papier peut mettre de côté ou effacer. Bien sûr, il y a, parmi les responsables auxquels sont confiés le bien et le mal-être des déracinés, certains qui essaient de faire leur travail correctement. Mais comment un homme peut-il se prévenir contre des actes injustes, contre la fatigue ou la dureté de cœur, quand il doit s’occuper de milliers de cas particuliers, et souvent sans en avoir le temps ? (40)Nous soulignons) C’est presque impossible. Pour ainsi dire, aucun homme sérieux ne peut résister longtemps à cette épreuve de conscience. Il se brise, abandonne son service ou alors il change, et n’est alors pas mieux que les autres fonctionnaires. Il en va de même pour les chefs des camps. Ceux qui sont de bonne volonté ne peuvent, à la longue, pas s’imposer. Ils se trouvent démunis devant la situation des  déracinés, condamnés sans jugement, et des révoltés sans espoir. Ils restent alors en arrière pour continuer la sordide activité de la direction du camp, ces mercenaires, ou leurs frères spirituels polonais, tchèques, russes, américains, anglais, français et, ‘last not least’, suisses. Ce sont là des informations singulières sur les camps existant après l’effondrement du national-socialisme. Les journalistes français Jacqueline Bernard et Paul Bodin du journal parisien Combat, qui tous deux ont connu par expérience personnelle et douloureuse les camps allemands de Ravensbruck et Buchenwald, ont visité fin septembre l’ancien camp de concentration nazi du Struthof, en Alsace. Ils ont constaté que dans ce camp, qui héberge aujourd’hui (41) quatre mille personnes, beaucoup d’entre elles sont détenues là administrativement sur simple dénonciation, depuis dix mois. Il ne leur a, jusqu’à présent, pas été possible de se défendre devant un juge d’instruction. On les laisse attendre et on ne leur dit même pas si et quand ils pourront avoir l’occasion de s’exprimer sur les accusations élevées contre eux. En attendant, sous la férule de surveillants brutaux, ils doivent se soumettre et se taire.
Au sujet du traitement que les détenus du Struthof doivent subir, de nombreuses plaintes s’élèvent. D’une longue liste qui a été soumise au préfet du département, je cite :
Le surveillant K. ancien SS, a tellement molesté un homme âgé, que le vieillard est mort deux heures après à l’infirmerie. Une jeune fille a été violentée de telle façon , qu’elle a perdu la raison et a dû être transférée à la clinique psychiatrique de Strasbourg. Pendant la canicule, le commandant R. a fait pousser aux détenus une voiture chargée de pierres, jusqu’en haut d’une pente raide. Il a malmené un détenu à coups de pied, de sorte que celui-ci est tombé, a glissé et s’est gravement blessé. Un des détenus doit, chaque matin, nettoyer un cochon qui appartient au commandant du camp, avec une brosse à dents. Si l’animal pousse des cris, le détenu se prend huit jours de Bunker. Pendant cette toilette matinale, d’autres prisonniers doivent ‘manicurer’ les pattes du cochonnet. Le commandant R. prend des photos de cette scène et clôture la séance par les mots : ‘Loué soit Jésus-Christ’ (42). Lorsque le commandant a dû rendre des comptes aux représentants de la Justice parisiens, il s’écria : ‘ Je vais vous donner un résumé de la situation. Ces cochons (de détenus) sont trop gros et trop gras, c’est pourquoi ils sont mal dans leur peau. Et, poursuivant, il tapa du poing sur la table en disant : ‘Je veux montrer à ces salauds que, maintenant, ce sont les tricolores qui commandent, et non plus la croix gammée. C’est pourquoi je n’admets pas de réclamations et c’est ce que j’ai aussi expliqué au préfet’.
Le Struthof est-il un cas isolé ? Pas du tout.
Dans l’hebdomadaire catholique Temps Présents, Emile Cadeau cite le témoignage d’un médecin chef français sur la situation d’un camp de prisonniers de guerre allemands, dans le département de la Sarthe. Là se trouvent 20.000 prisonniers, hébergés selon les méthodes en vigueur pour tous les détenus, mais la nourriture est totalement insuffisante, avec 900 calories. Résultat : 10 morts par jour, un hôpital qui doit s’agrandir sans cesse, 4.000 à 5.000 hommes, qui ne peuvent pas être employés au travail et doivent être renvoyés, s’ils ne sont pas morts avant. Le médecin s’occupe de 700 à 800 personnes affligées de tumeurs et d’ulcères à cause de la sous-alimentation, et n’ont plus que la peau et les os.
Récemment, quatre trains de prisonniers de guerre sont arrivés en Allemagne. Plusieurs prisonniers sont morts pendant le trajet, d’autres avaient encore la bouche pleine de charbon qu’ils ont mangé pour garder des forces. Devons-nous penser que ce sont là les conséquences d’une authentique soif de vengeance ? Ce serait indécent, mais pas plus incompréhensible que les véritables raisons qui se cachent derrière ce malheur : celui-ci s’explique par la totale incurie de cette organisation ; la cause n’en est pas la mauvaise volonté, mais le désordre et la désinvolture.
La direction d’un camp où il y avait en majorité d’anciens prisonniers de guerre, envoie chaque jour rapport sur rapport, afin de protester contre ces choses. Un supérieur, le commandant du camp, a menacé de démissionner et le médecin-chef aussi n’a pas cessé de protester. A la suite de ceci, un médecin en chef d’un service sanitaire parisien est venu lui-même visiter le camp et a écrit au ministre, qui l’avait chargé de rendre compte sur l’état de santé des prisonniers de guerre.
Voici le contenu de sa lettre : ‘Je refuse d’examiner des squelettes’.
Ce ne sont pas seulement les prisonniers de guerre allemands qui subissent ces traitements scandaleux, mais aussi ces Allemands qui, depuis des années, avaient à souffrir du National-socialisme. Nous citons un témoignage personnel : ‘En France, il y a nombre de camps où, à
côté des prisonniers de guerre, se trouvent des femmes, des enfants et des civils allemands masculins. Ils sont recrutés en partie parmi des enfants juifs d’Allemagne, qu’on assimile aux Allemands (43) et qui proviennent aussi d’un nombre d’évadés politiques (socialistes, communistes), que l’on ne traite pas autrement que les Nazis. L’hébergement dans ce camp est mauvais. Parfois des femmes mettent des enfants au monde, pour lesquels il n’y a ni langes ni habits.
Que l’on ne pense pas, cependant, que les camps français ont le monopole de ces horreurs. La brutalité est aujourd’hui internationale. On sait qu’il y a quelques jours, le président Truman a protesté, dans une lettre ouverte au général Eisenhower, contre les circonstances régnant dans les camps allemands, où 30.000 Juifs restés en Allemagne avaient été détenus. Le Président des Etats-Unis affirme, dans ce document, qu’il a l’impression, sur la foi de témoignages sérieux, que les Américains ne traitent pas mieux les Juifs que ne l’ont fait les Nazis, avec la seule exception qu’ils ne les mettent pas dans les chambres à gaz. (44)
En toute hâte, on a alors dépêché des inspections et décidé des réformes. Des journalistes américains qui, deux jours après ces réaménagements, ont visité les camps de Juifs en Allemagne, ont constaté que les habitants, malgré la levée des anomalies les plus criantes, ne vivaient pas dans des baraques chauffées, étaient parqués par cinquantaines, mal vêtus, souvent sans chaussures et sans autorisation de sortir. En dépit de cela, les conditions dans lesquelles vivent les ‘Friendly alicus’ sous la domination américaine sont paradisiaques, quand on les compare à celles qui règnent dans les camps à l’est de l’Elbe. Nous citons de nouveau un témoignage privé, de source sûre : ‘En Allemagne de l’Est et dans les Sudètes, il y a de nombreux camps collectifs pour des Allemands. Dans ces camps, se trouvent environ 2 à 3 millions de personnes. En premier lieu des femmes et des enfants. Les hommes aptes au travail et aussi les femmes, sont déportés plus loin vers l’Est pour des travaux forcés. Dans ces camps, il n’y a pas de rations déterminées. Plusieurs jours, souvent, pas de nourriture. Quand des distributions ont lieu, ce sont environ 100 à 300 calories par jour (les témoignages sont déjà si nombreux que l’on peut s’en faire une idée moyenne). Les classes les plus jeunes sont déjà décédées en grande partie.
Un autre témoin oculaire poursuit, au sujet du grand stade de Prague (45) : ‘Hommes, femmes et enfants dorment là depuis des mois à ciel ouvert. La seule mesure qui ait été prise pour les protéger, a été l’aménagement d’un fossé profond au milieu du pré, pour séparer les hommes des femmes.’
Nous ne parlons pas de ces choses dans le but d’allonger la liste déjà bien trop longue des atrocités allemandes, par une liste nouvelle d’horreurs alliées, mais pour montrer que les maltraitances, dans les camps, ne sont pas des phénomènes isolés ou occasionnels, et ne sont propres à aucune nation particulière, mais se produisent pratiquement de manière obligatoire, sous quelque forme que ce soit, partout où il y a des institutions qui créent des camps. De même que les villages et les villes ont une culture spécifique, et ont développé leur propre manière de penser et d’agir, en consacrant leurs lieux au développement de la culture et de la science, de même le phénomène des baraques suscite ses propres structures
où une organisation mauvaise et une discipline inefficace se mêlent à la corruption et à la dépravation. On peut alors qualifier ceci de véritable barbarie. Si le phénomène des camps et des bagnes d’Europe persiste, et s’il n’est pas possible de réintégrer les millions de déracinés dans un véritable ordre social, des forces surgiront dans ces camps qui démantèleront les derniers vestiges d’ordre restant dans le monde. La collectivité a précédemment passé trop longtemps sous silence les horreurs des camps de concentration allemands. Elle doit, cette fois, se positionner à temps au sujet des atrocités concentrationnaires nouvelles. 
 
N O T E S 
 
( 1 )   Il fallait distinguer entre plusieurs sortes de camps :
Les centres de rapatriement : Strasbourg-Wacken et Kehl.
Les camps d’internement : Schirmeck, Gallia et Meinau (ces deux à Strasbourg).
Les centres de séjour surveillé : Saverne, Holtzheim, Wolfisheim, Fustel de Coulanges. Les camps de Schirmeck, Meinau, Gallia et Struthof sont aussi quelquefois classés dans cette catégorie.
Centre pénitentiaire : Struthof.
 
( 2 ) Pour recouvrir le calice.
 
( 3 ) Après sa libération par ordre de la Préfecture, l’abbé Jenn a été interdit de séjour dans le Bas-Rhin, et s’est alors retiré à Guevenatten dans le Haut-Rhin début 1946, où il est resté un an, avant de partir pour les Etats-Unis à partir de 1947.
 
( 4 ) Il faudrait sans doute traduire ce terme par « Spass-Schneider » , celui qui répand des plaisanteries et des ragots, dont a dû souffrir le pasteur Deckert.
 
( 5 ) De Gaulle a été, dans ses écrits, étonnamment silencieux au sujet des camps de concentration et de la persécution des juifs.
 
( 6 ) En français maintenant.
 
( 7 ) Le Traité préliminaire signé à Versailles le 18 janvier 1871 par Bismarck et Adolphe Thiers est ratifié le 1er mars 1871 par l’Assemblée nationale retirée à Bordeaux, Paris étant occupé par les troupes prussiennes. La France propose à l’Allemagne la libération de son territoire en échange de la cession à l’occupant de l’Alsace - Lorraine. Le député du Haut-Rhin, Emile Keller, plaide pour une consultation populaire, qui est refusée par le chancelier Allemand.
Article 1 de ce Traité : « La France renonce en faveur de l’Empire allemand à tous ses droits et titres à l’est de la frontière. L’Empire allemand possédera ces territoires à perpétuité, en toute souveraineté et propriété ».
Article 2 : « La France paiera à l’Empereur d’Allemagne la somme de 5 milliards de Francs.
Article 3 : « L’évacuation des territoires français occupés par les troupes allemandes commencera après la ratification du présent traité par l’Assemblée nationale siégeant à Bordeaux ».
 
( 8 ) En allemand, à présent.
 
( 9 ) Charles Jaeck esr né à Oberhaslach le 19/12/1904. Il a été ordonné à Strasbourg le 16/7/1931. Vicaire à Riedisheim (1931), puis à la Cathédrale de Strasbourg (1934). Il est administrateur de Schirmeck (10/8/1040), et curé de Leutenheim (1/8/1945), puis de Hilsenheim, où il se retire. Il décède le 5/11/1970. Arrêté par la Gestapo le 4/4/1944, il restera en prison à la rue du Fil à Strasbourg, puis sera transféré au camp de Schirmeck, du 14 juin au 24 juillet 1944, où, d’après le Journal de l’abbé Jenn, il fera office d’aumônier.
André Simon est né à Mutzig le 20/6/1881, et ordonné à Fribourg en Suisse le 4/8/1907, au titre du diocèse d’Urbino (Italie). Il fait son doctorat en Théologie à Fribourg en juillet 1910, et exerce comme précepteur, vicaire, puis professeur à Fribourg. Il est vicaire à Neuviller-les-Saverne, en 1922, curé de Rothau en 1926 jusqu’à son décès en 1950. Il est incardiné au diocèse de Strasbourg en 1930. Il décède le 6 décembre 1950 et est inhumé à Mutzig.
 
(10) En français.
 
(11) En allemand maintenant.
 
(12) J. Sorge : voir La Voix… n° 25 (avril 2021), note 24.
 
(13) En français.
 
(14) En français.
 
(15) Marcel Stiehr est né à Seltz le 6/11/1916. Il a été ordonné à Clermont-Ferrand le 19/6/1940 pour le diocèse de Strasbourg, en raison de l’évacuation. Il est vicaire à Ingersheim en 1940, puis à Schirmeck à partir du 22 août 1945. En 1949, il est curé de Stundwiller. Il se retire à Seltz en octobre 1990 et décède le 26 juin 2001. Il est inhumé à Seltz.
 
Marie-Joseph-Charles Kolb est né à Marckolsheim le 8/5/1876 et mort à Strasbourg le 30/5/1950. Après ses études au collège St Etienne et au grand Séminaire de Strasbourg, il est ordonné le 10 août 1900. Il fait un doctorat en Théologie à Friebourg-en-Brisgau en 1907. Il est nommé vicaire à Fellering un an auparavant (1906), curé d’Eckbolsheim (1911), curé de Ste Croix-aux-Mines (1914), puis maître de conférences en Théologie dogmatique à Strasbourg (novembre 1920). Très ouvert aux questions sociales, vicaire général de Mgr Ruch, en avril 1924, il est chargé de l’A1sace du nord, de l’Oeuvre des missions, de l’Oeuvre d’Orient et des questions d’enseignement. Délégué épiscopal auprès de plusieurs congrégations religieuses, il est expulsé ainsi que le vicaire général Kretz en décembre 1940. Il fonde le GERAL (Groupement des Expulsés et Réfugiés d’Alsace-Lorraine). Il reste auprès de Mgr Ruch en Dordogne jusqu’à fin 1944. En 1945, il reprend ses fonctions de vicaire général, chargé surtout du Bas-Rhin et, avec Mgr Weber, aide à relever le diocèse après la guerre. Il était Prélat de Sa Sainteté depuis 1928, Protonotaire apostolique dès 1938, et Chevalier de la Légion d’Honneur en 1939.
 
(16) En français.
 
(17) Don Bosco : Giovani Melchior Bosco est né le 16 août 1815 à Castelnuovo d’Asti dans le Piémont. Issu d’une famille pauvre, et voulant s’orienter vers la prêtrise, il paie ses études en travaillant comme garçon de café ou comme palefrenier. Il est ordonné prêtre en juin 1841. Il est persuadé que seule l’éducation et la formation professionnelle peuvent être un rempart à la délinquance. Aussi décide-t-il de consacrer sa vie à l’éducation des jeunes des quartiers pauvres et des apprentis. A Turin, avec l’aide de sa mère Marguerite Occhiena, il ouvre en 1844 un refuge, donne des cours du soir, fonde un foyer d’apprentis avec des cours professionnels, une école secondaire, un camp de vacances. Le 26 janvier 1854 il fonde la Société de St François de Sales, approuvée en 1869 par le pape Pie IX, dont le rayonnement ne cessera de s’étendre par de nombreux instituts en Europe. Il rédige plusieurs manuels scolaires, une revue mensuelle : les Lectures catholiques (1853), ainsi qu’un Traité sur la Méthode préventive en éducation (1876). Il meurt à Turin le 31 janvier 1888, et est canonisé en 1934. Sa devise était : « Prévenir et non réprimer ».
Il est intéressant de faire le rapprochement de cette action éducative avec celle de l’épouse de Lénine, Nadejda Kroupskaïa qui, très jeune encore et avant son mariage, s’était occupée de l’éducation des quartiers populaires en donnant notamment des cours du soir. (voir : La Voix… n° 21, décembre 2020). D’esprit ouvert, curieuse de tout et pratiquant la langue française, elle a fréquenté les bibliothèques européennes au cours de ses voyages et il n’est pas impossible qu’elle se soit inspirée de l’action de Don Bosco.
 
(18) Toujours en français.
 
(19) Le bombardement de Sélestat : les soldats américains étaient arrivés à Sélestat le 2 décembre 1944, et la ville n’avait été libérées qu’en février 1945. Jules Pfister, avait tenu le journal de ces deux mois de bombardements et l’a publié dans Le Nouveau Rhin français, ainsi que dans deux livres : La Bataille de Sélestat, et : Sélestat, Ville de front, douze semaines d’angoisse vécues dans les caves (1946, Archives de Sélestat).
 
(20) Xanthippe était la femme de Socrate. Son caractère difficile avait mis le philosophe à rude épreuve et l’avait, comme il le disait « exercé à la patience ».
 
(21) En français.
 
(22) En français de nouveau.
 
(23) En allemand maintenant.
 
(24) Expression en français.
 
(25) « Sträflingslager »
 
(26) Des phrases ont été coupées ici, dans le texte original, et elles se succèdent sans majuscules.
 
(27) La vallée de la Bruche.
 
(28) « Konzentrationslager »
 
(29) Cette dernière ligne en français.
 
(30) Le commandant du camp.
 
(31) Le tapuscrit porte « Ebtwiller », sans doute une faute de frappe.
 
(32) En allemand. Nous traduisons.
 
(33) Il est difficile de traduire l’expression « Mundraub » : ce qui est volé pour la bouche, pour manger.
 
(34) Il s’agit sans doute de la responsable de la baraque des femmes.
 
(35) « Le cousin Caspar ».
 
(36) Joseph.
 
(37) L’abbé Jenn en appelle au ministre Teitgen. Pierre-Henri Teitgen (1908 – 1997), sera couvert d’honneurs : professeur de droit, résistant, adjoint au Comité français de Libération nationale, arrêté par la Gestapo et évadé, député MRP (de 1945 à 1958), il est nommé ministre de l’Information à la Libération et fonde, avec Hubert Beuve-Méry, sur l’instigation du général de Gaulle, le journal Le Monde. Le 30 mai 1945, le gouvernement de Georges Bidault le nomme ministre de la Justice, chargé de l’épuration administrative et des procès de la collaboration. Plusieurs fois ministre, il est nommé juge à la Cour européenne des Droits de l’Homme en 1976. Il était le frère de Paul Teitgen, secrétaire général de la Police française à Alger pendant la guerre d’Algérie, et père de Francis Teitgen et de Pierre-Yves, directeur juridique du Figaro.
 
(38) En allemand. Nous traduisons.
 
(39) Nous soulignons.
 
(40) Idem.
 
(41) Donc pendant la période française.
 
(42) Il s’agit du commandant Rohfritsch avec lequel l’abbé Jenn avait eu maille à partir, et qui souffrait probablement de troubles psychiatriques, comme en témoigne ici son comportement.
 
(43) Comprendre : les Nazis.
 
(44) Nous soulignons.
 
(45) « Sokolstadion »
 
Nous remercions Monsieur l’Archiviste du diocèse pour les biographies de prêtres qu’il nous
a envoyées.  
 
L A   P H R A S E   D U   M O I S :
 
« Si le phénomène des camps d’Europe persiste, et s’il n’est pas possible de réintégrer des millions de déracinés dans un véritable ordre social, des forces surgiront dans ces camps, qui démantèleront les derniers vestiges d’ordre restant dans le monde ».
 
Weltwoche, (Zurich), 12 /10/1945, n° 622, p. 9. 
 
Château d’Argent : transmettre le savoir.
 
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Dépôt légal : 4e trimestre 2O21.