Journal décembre 2023
Mensuel du Château d’Argent - N° 60 - Décembre 2023
Franz K A F K A - La Métamorphose :
Un beau conte de Noël.
En terminant la lecture de La Métamorphose, on est bouleversé et il faut attendre quelques jours avant de pouvoir passer à une nouvelle histoire. En dépit de son œuvre fragmentée et de ses nombreux récits inachevés, Kafka apparaît comme l’un des plus grands écrivains du XXe siècle. La traduction française de ses œuvres, écrites en allemand, occupe actuellement trois volumes de la collection de La Pléiade. Il y en aurait bien davantage, si l’auteur n’avait détruit lui-même une grande partie de ses écrits. C’est son ami, Max Brod, qui a sauvé le reste, tant Kafka était hanté par un sentiment d’infériorité le poussant à douter de la valeur de son talent. Dans les premières pages déjà, transparaît l’origine de son mal-être psychologique : son enfance bouleversée par la mort en bas âge de ses deux frères, et sa relation conflictuelle avec son père.
La Métamorphose est une histoire qui dépasse en profondeur les contes de Perrault, notamment La Belle et la Bête auquel il fait penser.
Comme dans tous les contes, le message est essentiel. Kafka nous livre ici un message sur la nature humaine, sur la condition animale, et, en filigrane, son message : celui de sa maladie et de sa souffrance existentielle.
Il y a là une famille de quatre personnes : le père, la mère, la jeune sœur et le frère, soutien de famille. Le frère, Gregor, avait sauvé le ménage du désastre financier, lors de la faillite du commerce paternel, en travaillant comme représentant de commerce . Célibataire, il habitait chez ses parents, auxquels il vouait, ainsi qu’à sa soeur, une immense affection.
Tous les matins, il devait prendre le train de cinq heures pour se rendre à son travail.
Ce matin-là – on était aux environs de Noël - il ne parvient pas à se lever. Il sent son dos si dur et ne peut plus bouger. Impossible de s’aider avec ses bras : de part et d’autre de son corps s’agite une multitude de pattes minuscules. Son ventre est bombé, avec des stries horizontales, si bien que l’édredon n’y tient pas et glisse à terre.
Gregor fait des efforts inouïs pour s’extraire du lit. Il se laisse tomber. Il rampe laborieusement jusqu’à la porte de sa chambre qu’il avait, la veille, fermée à clé, selon son habitude. Car il entend les appels de sa mère et de sa sœur, également les coups portés à la cloison par son père, mais ne peut répondre, car sa voix est méconnaissable.
Inquiet de son retard, le délégué de l’entreprise vient à la maison et l’appelle à son tour.
Aidé de ses mâchoires, devenues très puissantes, Gregor réussit à tourner la clé et, quand la porte s’ouvre, tout le monde recule de frayeur. Son aspect est celui d’un immense insecte.
Sa mère s’évanouit, le père repousse violemment le monstre à l’intérieur, le blessant au passage. Le délégué de l’entreprise s’enfuit dans l’escalier.
Gregor est séquestré dans sa chambre où désormais personne ne veut plus mettre les pieds.
Cependant sa jeune sœur a pitié de lui et commence à lui apporter de la nourriture : les relents avariés des repas. Quand elle entre dans la pièce, il se cache sous le canapé pour ne pas l’effrayer. Le reste du temps, il se promène sur le plancher, les murs et le plafond. Il se met aussi souvent à la fenêtre, sur une chaise, mais ne voit en face que les murs gris de l’hôpital.
Il ne peut pas dormir, car il est torturé par la honte de causer de tels problèmes à sa famille, alors qu’il s’était tant dévoué pour elle auparavant.
Un jour, la mère et la sœur décident de vider la chambre de Gregor et déménagent son armoire et son bureau. Cela partait d’un bon sentiment : c’était pour que Gregor ait plus de place pour courir. Mais il tenait tant à ce cadre habituel et la disparition de ses meubles familiers est pour lui une grande épreuve.
Au cours de ce déménagement, il s’échappe et se trouve nez à nez avec son père :
« (Gregor) savait depuis le premier jour de sa nouvelle existence, que son père considérait qu’à son égard, seule la plus grande sévérité était indiquée. Aussi s’éloigna-t-il en courant devant son père, se figeant quand celui-ci s’arrêtait et repartant en toute hâte dès qu’il faisait le moindre mouvement. Ils firent ainsi plusieurs fois le tour complet de la pièce. (…) Certes, Gregor devait bien se dire que même en courant ainsi il ne tiendrait pas le coup longtemps . (…) Il commençait déjà à montrer des signes d’essoufflement, et même autrefois, du reste, il n’avait jamais eu des poumons tout à fait dignes de confiance ».
Le père, pour faire entrer Gregor dans sa chambre, lui lance les premiers projectiles qu’il trouve sous la main : les pommes rouges et dures du compotier. L’une d’elle atteint Gregor et se plante dans son dos. Personne n’osera s’approcher pour la lui enlever, et lui-même n’y réussira pas tout seul. Elle y restera et pourrira, le faisant souffrir longtemps.
La famille étant désormais privée de l’aide financière apportée par le frère aîné, la sœur de Gregor prend un emploi de vendeuse dans un magasin. Elle ne peut plus s’occuper de son frère, et l’ancienne bonne est remplacés par une matrone qui vient faire de temps à autre un semblant de ménage dans la chambre de Gregor et nettoie les détritus. Elle n’est pas trop rebutée par son aspect, mais ne cesse de l’insulter. Un jour, elle essaie de casser une chaise sur son dos. Gregor souffre beaucoup de ces méchancetés et mange de moins en moins.
Pour avoir quelques revenus supplémentaires, les parents pensent à sous-louer des pièces de leur maison à trois messieurs qui, un jour, pendant le repas, entendent la sœur de Gregor jouer du violon. Il avait toujours caressé l’espoir de la faire entrer au conservatoire ! Les convives lui demandent de venir jouer dans la salle à manger et Gregor, attiré par la musique, s’y faufile aussi. « Etait-il un animal, si la musique l’émouvait à ce point ? Il avait l’impression que s’ouvrait devant lui la voie menant à la nourriture inconnue dont il se languissait ».
Mais les locataires aperçoivent Gregor et, atterrés, quittent immédiatement la maison.
Le pauvre est désormais certain que tout va s’effondrer pour lui.
Une scène familiale s’en suit.
« Chers parents, dit la sœur, en frappant de la main sur la table en guise d’introduction, ça ne peut pas continuer comme ça. Vous ne voulez peut-être pas voir la vérité en face, mais moi je la vois. Je ne veux pas, devant ce monstre, prononcer le nom de mon frère, et je dis donc uniquement ceci : nous devons essayer de nous débarrasser de lui. »
Le père lui donne raison. La mère est prise d’une crise d’asthme et la sœur éclate en sanglots.
Elle poursuit néanmoins son argumentation, disant que le tort qu’ils avaient eu tous, jusqu’à présent, était de croire qu’il s’agissait bien de Gregor, alors qu’en réalité ils étaient en présence d’un animal monstrueux : « Si c’était Gregor, il y a beau temps qu’il aurait compris qu’il n’était pas possible pour des êtres humains de cohabiter avec un animal pareil et qu’il serait parti de son plein gré ».
Gregor n’avait évidemment pas voulu faire peur à quiconque. Encore présent à la cuisine au départ des locataires, il a assisté à toute la scène et a entendu les paroles de sa sœur. Il a beaucoup de mal à faire demi-tour et regagne sa chambre lentement, en jetant un dernier regard à sa mère effondrée. A peine est-il dans sa chambre, que la porte est violemment claquée et fermée à clé de l’extérieur. Il entend sa sœur crier : « Enfin ! ».
Ici, nous devons laisser la place à l’auteur, tellement sont belles ces lignes qui retracent la fin de Gregor :
« Et maintenant ? se demanda Gregor en regardant autour de lui dans le noir. Il découvrit bientôt qu’il ne pouvait plus du tout bouger. Il ne s’en étonna pas, il trouvait même plutôt anormal, en fait, d’avoir pu jusqu’à présent se déplacer sur ces pauvres pattes fluettes. Pour le reste, il se sentait relativement bien. Il avait certes des douleurs dans tout le corps, mais il avait l’impression qu’elles s’atténuaient peu à peu, et qu’elles allaient finir par disparaître complètement. Il ne sentait déjà plus que faiblement la pomme pourrie dans son dos et toute la zone enflammée, entièrement recouverte d’une poussière laineuse. Il pensait à sa famille avec émotion et amour. Quant à l’idée qu’il devait disparaître, elle était chez lui, pour autant
que cela fût possible, plus arrêtée encore que chez sa sœur. C’est dans cet état de songerie vide et paisible qu’il demeura, jusqu’à ce que l’horloge du beffroi sonne la troisième heure du matin. Il vit encore par la fenêtre le début du surgissement général de la clarté au-dehors. Puis, sans que ce fût de son fait, sa tête s’affaissa tout à fait sur le sol et son dernier souffle lui sortit faiblement des naseaux ».
Le lendemain matin, la femme de ménage, découvrant le corps de Gregor, alerte toute la maisonnée en criant : « Venez donc voir, il est crevé : il est là par terre, on ne peut pas plus crevé qu’il est ! ». « Eh bien, dit le père, nous pouvons maintenant rendre grâce à Dieu ! » Et ils se signèrent tous les trois.
Après que la femme de ménage leur eût dit qu’elle s’était débarrassée du « machin d’à côté »,
la famille décida de consacrer cette journée à la détente et à la promenade, pensant l’avoir bien mérité. Les parents firent, à cette occasion, un bilan positif de leur situation matérielle, puisque le père avait repris un travail et, pour la fille, ils réalisèrent aussi qu’il était temps, à présent, de lui trouver un bon mari.
Tous les contes se terminent par une moralité.
Pour celui-ci, on pourrait dire que le monstre n’est pas toujours celui qu’on croit.
Danielle Vincent.
Biographie de Franz Kafka.
La société était déboussolée déjà en 1900. Les écrits de Kafka reflètent ce mal-être, cette perte de sens, aussi par l’aspect que revêt son œuvre à sa mort, en 1924 : des écrits parcellaires, inachevés, souvent interrompus au milieu d’une phrase, très peu de romans complets. On dirait même que non seulement l’esprit de ce temps, marqué Nietzsche, Marx, Freud, le sionisme de Theodor Herzl, l’Affaire Dreyfus, différentes révolutions et tragédies, a influencé sa désespérance et ses cauchemars, mais qu’il a aussi ressenti d’avance la tragédie qui se préparait avec l’avènement du national-socialisme. Dans sa famille juive, ses trois sœurs disparaîtront dans les camps de Chelmno et d’Auschwitz.
Franz Kafka est né le 3 juillet 1883 à Prague . Ses parents, Hermann Kafka (1852-1931) riche commerçant, et sa mère Julie Kafka née Löwy (1856-1934) ont eu six enfants dont Franz était l’aîné : deux garçons étaient morts en bas âge et les trois filles, Gabriele, Valerie et Ottilie furent assassinées en 1942 et 1943. Avec Franz, mort poitrinaire le 3 juin 1924, à un mois de ses quarante ans, les parents avaient donc vu mourir leurs trois garçons.
L’œuvre de Franz Kafka est imprégnée de ressentiments vis-à-vis de son père. Ses virulents reproches éclatent dans un de ses écrits : la Lettre au père, que nous présenterons dans un prochain numéro de La Voix… Il semble que les tout premiers mois de sa vie en aient été perturbés : sur sa photo de bébé, le regard est déjà rempli d’épouvante. Il gardera cette expression plus tard, sur les autres photos. On ne lui voit l’ombre d’un sourire que debout derrière Felice Bauer, une de ses premières liaisons, mais qui ne durera pas.
Il a connu ensuite Julie Wohrysek, Milena Jesenska, Dora Diamant, parmi d’autres amies de passage, recherchant en chacune, et ne la trouvant jamais, la sécurité affective que lui avait enlevée son milieu familial.
Son père, ambitieux, (il suffit de voir la photo de leur superbe maison, place de la Vieille-Ville à Prague) l’avait poussé dans les meilleures écoles. Franz fit son Abitur, suivit à l’université de Prague des cours de chimie, de droit, de langue germanique, d’histoire de l’art, et obtint son doctorat en droit en 19O6.
Parmi ses collègues et amis, il faut relever surtout Hugo Bergmann, futur doyen de l’Université hébraïque de Jérusalem, et Max Brod, d’un an son cadet.
Kafka commence à écrire à l’âge de vingt ans . Ses premières publications paraissent en 19O9 dans un magazine à Munich.
Malgré son important bagage universitaire, Franz est poussé par son père dans une carrière administrative. Il entre dans une compagnie d’assurance commerciale en 1907, puis s’occupe des assurances d’accidents du travail, où il va d’ailleurs exceller et restera jusqu’en 1922.
Sa biographie est émaillée, comme nous l’avons vu, de nombreuses idylles, mais aussi de voyages et de séjours dans divers sanatoriums, à cause de crachements de sang qui apparaissent dès 1917 et sont accompagnés de profondes dépressions.
Kafka s’éteint le 3 juin 1924 dans le sanatorium de Kierling près de Vienne. On lui avait diagnostiqué une tuberculose du larynx.
Le poète Max Brod était resté l’ami de toute sa vie et devait être son exécuteur testamentaire.
Mais Kafka lui avait enjoint de détruire après sa mort tous ses écrits. Franz avait déjà commencé à brûler lui-même une bonne partie de son œuvre. Max ne continua pas sur cette lancée mais au contraire se mit à rassembler toutes les pièces éparses, les ébauches, les fragments, les romans et contes inachevés, et à les publier. En dehors de la correspondance personnelle en tchèque, tout était écrit en allemand.
C’est Alexandre Vialatte qui traduisit en français l’œuvre de Kafka et la fit connaître dans notre pays. Elle fut publiée, avec la collaboration de Claude David en 1976, dans la collection de La Pléiade.
Une nouvelle édition de La Pléiade paraît dès 2018, avec la traduction et sous la direction de Jean-Pierre Lefèbvre à qui on doit les commentaires et l’introduction magistrale de quatre-vingt-dix pages, situant l’œuvre, la pensée et la biographie de Kafka dans le premier des quatre volumes projetés.
La Métamorphose a paru en octobre 1915 dans la revue Die Weissen Blätter, puis en novembre dans la collection Der Jûngste Tag. Elle est « le plus long récit publié du vivant de Kafka » (Oeuvres complètes, éd.Gallimard, 2018, La Pléiade, vol. I, notice p. 1O36).
Parmi les œuvres principales de Kafka mentionnons encore :
La Colonie pénitentiaire (1919).
Le Procès (1925).
Le Château (1926).
L’Amérique (1927).
Une mention particulière doit être faite au sujet des rêves retranscrits par Franz Kafka,
avec lesquels Freud aurait eu fort à faire. Ils mériteraient un volume à eux seuls, tant ils sont nombreux, pittoresques et détaillés.
D.V.
LA PHRASE DU MOIS :
« Plus encore que beaucoup de ses contemporains, Kafka percevait la puissance de l’antisémitisme ambiant et de son arrière-plan complexe d’inégalités sociales et nationales ».
Jean-Pierre Lefebvre, Introduction au tome I , op.cit. p. LXVIII.
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ISSN : 2650 - 67 225.
Dépôt légal : 4e trimestre 2023.
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