Musée du Chateau d'Argent

Journal mai 2022

L  A      V  O  I  X      D  A  N  S      L  E      D  E  S  E  R  T
Mensuel du Château d’Argent,  N°  39      -      Mai  2022
 

Sigmund FREUD : Propos d’actualité sur la Guerre et sur la Mort.

( Zeitgemäss über Krieg und Tod. 1915 ) .

Fastidieux et difficile à lire en allemand, souvent incompréhensible dans les traductions françaises, Freud est resté un inconnu et un incompris pour la plupart des gens. Mort le 23 septembre 1939, un mois et demi après l’éclatement de la deuxième guerre mondiale, on célèbre cette année les 83 ans de sa disparition et les 166 ans de sa naissance, le 6 mai 1856, en Moravie, dans une famille juive.
Les Propos d’actualité sur la Guerre et sur la Mort ont été écrits en mars-avril 1915, et repris à l’occasion d’une correspondance avec Albert Einstein, en 1932.
Ils font suite à des écrits fondamentaux : les Etudes sur l’Hystérie (1895), L’Interprétation des Rêves (1899), La Psychopathologie de la vie quotidienne (1901), différents Essais (1905), Cinq leçons sur la Psychanalyse données aux Etats-Unis (1909), et un ouvrage central : Totem et Tabou (1913). En 1914 paraît aussi une Contribution à l’Histoire du mouvement psychanalytique.
Paraîtront ensuite, après les Propos sur la Guerre…, l’Introduction à la Psychanalyse (1917), L’Homme aux Loups (Extrait de l’histoire d’une névrose infantile) (1918), L’Inquiétante Etrangeté (sur le Traité de Versailles) (1919), Au-delà du Principe du plaisir (sur les traumatismes de la guerre) (1920), La Psychologie des Masses et analyse du Moi (1921), Le Moi et le ça (1923), Psychanalyse et Médecine (1926), L’Avenir d’une Illusion (1927), Le Malaise dans la Culture (1930), L’Homme Moïse et la Religion monothéiste (1938), son chant du cygne. ( 1 )
Depuis 1923, Freud souffrait d’un cancer de la mâchoire qui lui valut trente trois opérations, et dont les douleurs insupportables lui avaient occasionné une grande dépression nerveuse et l’ont finalement déterminé à demander l’euthanasie.
Nous essayerons d’ aborder une œuvre par mois, parmi les plus connues, jusqu’en septembre de cette année.
 
Les Propos d’actualité sur la Guerre et la Mort se présentent en deux parties principales : 1) Les désillusions de la guerre. 2) Notre rapport à la mort.
Suit, dans l’édition française Flammarion ( 2 ) une lettre d’Einstein à Freud du 30 juillet 1932, et la réponse de Freud de septembre 1932, que les éditeurs français ont intitulées : « Comprendre et éviter la guerre ».
 
Un mois après l’attentat de Sarajevo (28 juin 1914), l’Autriche déclare la guerre à la Serbie (28 juillet 1914) et à la Russie, alliée de la Serbie. Les 1er, 3 et 4 août, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie et à ses alliées : la France et la Grande-Bretagne. A son tour, le Japon déclare la guerre à l’Allemagne. Le 3 novembre, la Turquie déclare la guerre aux Alliés : Russie, France et Grande-Bretagne. La Belgique, pays neutre, est envahie par l’Allemagne, ainsi que le nord de la France : c’est dans ce contexte qu’est écrit Zeitgemäss über Krieg und Tod.
 
Freud dit d’emblée que cette guerre se démarque par rapport à celles qui ont précédé ( 3 ) par sa capacité de destruction, surtout la destruction des biens précieux de l’humanité , la confusion qu’elle sème dans les esprits, et l’humiliation des plus grands ( 4 ) .
 
Jusqu’ici, les guerres semblaient inévitables à cause des haines qui perduraient entre les populations de conditions sociales différentes et de cultures inégales, des haines également entre les races. « Des grandes nations de race blanche qui dominent le monde, auxquelles est échue la tâche de guider l’humanité, qu’on savait occupées à servir les intérêts universels, qui sont à l’origine des progrès techniques pour dominer la nature, ainsi que des valeurs artistiques et scientifiques de la civilisation, de ces peuples on avait attendu qu’ils sachent régler leurs dissensions et leurs conflits d’intérêt par d’autres moyens » ( 5 ).
Des règles morales élevées et strictes étaient établies, des codes de bonne conduite, dont on pouvait espérer la prévention ou la résolution des conflits, par le dialogue et la diplomatie.
Mais ce sont justement, dirons-nous, ces règles et ces codes trop contraignants, qui demandent de trop grands renoncements aux populations. Freud appliquant ici les résultats de la psychanalyse, voit dans ces refoulements imposés l’origine de l’explosion de la guerre. On peut lire dans Totem et Tabou, que « le désir pulsionnel se déplace constamment pour échapper au barrage devant lequel il se trouve et cherche à obtenir des succédanés de ce qui est interdit » ( 6 ).
Il y a un autre facteur encore qui provoque le déclanchement de la guerre : l’existence de vestiges d’autres peuples, « certains peuples » au sein des nations civilisées. Ils étaient généralement « tenus pour indésirables et…n’étaient admis que de mauvais gré, et seulement en partie, à participer au travail commun de la civilisation, dont pourtant ils s’étaient montrés fort capables » ( 7 )
On avait pourtant lieu de croire que ces minorités seraient acceptées, car les idéaux de compréhension, de tolérance et de solidarité s’étaient beaucoup développés, et l’étranger n’apparaissait plus comme un ennemi. A présent, ces idéaux ne sont que des illusions et  le commun des mortels ne les applique pas.
Tout cela faisait qu’en 1914, on ne croyait plus à la guerre. On ne pouvait même plus se la représenter. « Or la guerre à laquelle nous refusions de croire a bien éclaté… acharnée, cruelle, impitoyable, sinon plus, qu’aucune autre antérieure » ( 8 ) . Elle bafoue le droit des gens, les droits des blessés et des soignants, la frontière entre armées et populations civiles, ainsi que le respect de la propriété privée. Freud y voit déjà en germe une nouvelle guerre : « Elle menace de laisser après elle des ressentiments qui rendront pendant longtemps impossible de renouer les liens (des peuples entre eux) » ( 9 ) .
La désillusion, c’est de découvrir que « les peuples civilisés se connaissent et se comprennent si mal » qu’il ne peut y avoir entre eux que de la haine et de la répulsion. ( 10 ).
Les états en guerre s’arrogent le droit à la violence, à la ruse et au mensonge. Ce qui est défendu aux individus : tuer, par exemple, devient légitime pour une armée, et un chef d’Etat qui entreprend une guerre ne saurait être accusé de crime à l’égal d’un simple citoyen : « L’Etat détient le monopole de la violence légitime » annonce Max Weber. ( 11 )
Les Etats, qui sont si exigeants envers leurs citoyens, n’appliquent pas eux-mêmes les règles et les lois qu’ils leur imposent. C’est une autre source de désillusion, surtout lorsque ces Etats sont censés représenter la plus haute civilisation humaine.
L’éducation ne semble avoir que peu d’influence dans la guerre. Mais c’est parce que les tendances et pulsions primitives, animales, ne sont pas éradiquées, seulement recouvertes. La persistance de ces pulsions originelles fait qu’il est très difficile aux individus d’obéir aux exigences morales que la société leur impose. Ces règles et lois de la civilisation répriment en permanence leurs tendances naturelles et suscitent alors des réactions, des compensations et de l’hypocrisie. C’est sur le faux-semblant qu’est édifiée la société. Elle ne peut se maintenir que grâce au déguisement et au mensonge : « Il y a bien plus d’hypocrites civilisés que d’hommes vraiment civilisés. » Et même un certain degré d’hypocrisie est indispensable au maintien de la civilisation ( 12).
Par conséquent, le désenchantement ressenti par le déclanchement de la guerre vient des illusions que nous nous faisons au sujet de l’être humain. Il est bien différent de ce que nous imaginons et de ce que nous en disent certaines philosophies et religions. Ses pulsions réprimées, même si elles ont subi une phase de latence, resurgissent à présent et trouvent satisfaction dans la guerre. ( 13 ).
Voilà donc la cause fondamentale de la guerre : elle est d’origine psychique et de ce fait, totalement naturelle. C’est la période de paix qui, au contraire, n’ est pas naturelle, car elle n’est obtenue que par la contrainte et la bonne éducation. La civilisation, l’éducation sont des artifices sous lesquels circulent nos passions primitives, comme, dirais-je, les égouts sous une ville.
Ce qui a aussi été surprenant, avec le déclanchement de la guerre, c’est le manque de discernement,  l’entêtement, la crédulité de dirigeants qu’on avait cru intelligents, aussi bien dans un camp que dans l’autre. Ces errements intellectuels sont désolants ( 14 ).
Mais eux aussi sont explicables : pour Freud, l’intellect est toujours soumis à l’affectivité. Les raisons du coeur, le plus souvent inconscientes, le déterminent au point que les arguments de la logique deviennent impuissants. Ces raisons du cœur ne sont pas forcément sentimentales : elles peuvent être simplement des intérêts égoïstes : le désir d’argent, de gloire, de pouvoir. « Les gens les plus perspicaces se comportent tout à coup sans discernement, comme des imbéciles, dès que le jugement qu’on leur demande se heurte en eux à une résistance affective » ( 15 ) .
Il y a aussi, à classer dans ces « raisons du cœur », le mépris, la haine voire l’exécration que les peuples se portent les uns aux autres, même en temps de paix. Notre auteur avoue qu’il ne comprend pas l’existence de ces passions-là ( 16 ). « Tout se passe comme si toutes les acquisitions morales des individus venaient à extinction lorsqu’on rassemble une multitude, voire des millions d’être humains, et qu’il ne subsistait que les dispositions psychiques les plus anciennes et les plus brutales » ( 17 ).
 
La deuxième partie du traité de S.Freud sur la Guerre et la Mort est consacrée justement à notre rapport à la mort ( 18 ).
La guerre nous met brutalement en face de la mort partout apparente.
Jusque-là, notre rapport à la mort était lui-aussi recouvert d’hypocrisie. Nous avions l’habitude de nous comporter comme si la mort n’existait pas. Nous n’y pensions qu’en y étant confrontés. Il est vrai que pour pouvoir vivre normalement, vaquer au travail et aux différentes occupations, nous avons besoin d’éliminer la mort de notre vie. On la déguise et on l’embellit, sous une forme de vie éternelle, on essaie de s’en déculpabiliser ( 19 ) . On vit dans l’hypocrisie et l’illusion.
Nous en sommes alors brutalement réveillés par l’accumulation de morts que nous amène la guerre. Dans les deux camps, ceux qui combattent et attendent leur propre mort, comme ceux qui sont à l’écart et attendent la mort d’un proche, il est désormais impossible de nier la mort.
Il est impossible aussi de la nier lorsqu’on étudie l’Histoire. Il est triste de dire que ce que nous apprenons aux enfants à l’école est une histoire remplie de meurtres et de guerres.
Primitivement, de toutes ces hécatombes est sorti le commandement : « Tu ne tueras point ». Qui n’a jamais servi à rien. Les hommes ont de suite pris soin de ne pas étendre cette interdiction aux étrangers et aux ennemis. Or, « ce qu’aucune âme humaine ne désire, il n’y a pas lieu de l’interdire ». L’existence de ce commandement est bien la preuve que le désir de tuer se trouve au fond de chaque individu et de chaque peuple. L’homme meurtrier de la préhistoire « survit inchangé dans notre inconscient » ( 20 ). « Si l’on nous juge d’après nos désirs inconscients, nous sommes nous-aussi comme les hommes primitifs, une bande d’assassins » ( 21 ) .
C’est donc dans la psychanalyse qu’on trouve l’explication du phénomène de la guerre.
Mais on aurait tort de porter sur les vestiges de meurtre perdurant dans l’âme humaine, un jugement de valeur. Eliminer ce qui nous fait du mal : l’Autre, est un acte automatique de l’instinct de conservation. Le désir de meurtre n’est ni bon ni mauvais primitivement ( 22 ) ; il cherche simplement à s’exercer pour que l’homme puisse se préserver lui-même.
Voilà qui est choquant. Et c’est pourquoi, dit notre auteur, la psychanalyse ne trouve pas crédit auprès des populations ; ces thèses sont rejetées comme des calomnies ( 23 ) .
Mais, ce désir immémorial de tuer provoque dans son choc avec la civilisation et les lois morales, un important sentiment de culpabilité. D’autant plus que ce désir de mort se tapit même au fond des sentiments apparemment les plus louables, comme l’amour et l’amitié. Nous avons vu déjà que, pour Freud, tous les sentiments sont ambivalents et que leurs conflits sont à l’origine des névroses.
La culpabilité provoque une réaction qui prend la forme d’une sollicitude exagérée envers des personnes ou des populations ( 24 ) .
« Le profane éprouve une horreur extrême devant l’éventualité de ces sentiments et voit là une raison légitime de ne pas accorder crédit aux affirmations de la psychanalyse » ( 25 )
« Notre inconscient est tout aussi enclin au meurtre de l’étranger que l’homme primitif, mais nous nous éloignons de cette situation au moyen des conventions civilisées ».
Ainsi, la guerre est un révélateur ; elle est le miroir de notre inconscient. « Elle fait apparaître en nous l’homme primitif  (…) Elle nous désigne les étrangers comme des ennemis dont c’est un devoir de causer ou de souhaiter la mort » ( 26 ) .
Mais les guerres seront inévitables aussi longtemps que les répulsions entre les peuples seront aussi violentes ( 27 ) . Le chemin de la guérison, en psychanalyse, c’est la prise de conscience. Pour éviter que les guerres ne réapparaissent, la solution est de sortir du déguisement, de ce mensonge qui travestit en sentiments honorables nos pulsions de meurtre primitives, toujours présentes, et les révèle vraiment comme telles. A partir de ce point mort, on peut embrayer sur une autre voie pour essayer de comprendre l’ennemi, de connaître et d’accepter ses différences.
 
Dans sa Lettre à Sigmund Freud, du 30 juillet 1932, Albert Einstein demande s’il y a un moyen d’affranchir les hommes de la menace de la guerre. C’est évidemment une question vitale pour l’humanité. Einstein sait que ce sont des facteurs psychologiques qui paralysent les efforts des nations vers la paix.
Mais il y a aussi, selon lui, dans chaque pays, des groupes pour lesquels la guerre est un avantage : « Des individus pour qui la guerre, la fabrication et le trafic d’armes ne représentent rien d’autre qu’une occasion de retirer des avantages particuliers » ( 28 ) .
Cette minorité règne sur la grande masse, en fait un instrument aveugle et l’asservit. Elle a dans ses mains l’enseignement, la presse et les organisations religieuses. « Comment est-il possible que la masse se laisse enflammer jusqu’à la folie et au sacrifice ? » ( 29 ).
Ici notre auteur rejoint Freud, disant qu’à cette question, il y a une seule réponse : «  L’homme a en lui un besoin de haine et de destruction. » ( 30 ). Ce besoin est excité par des minorités manipulatrices, jusqu’à provoquer une psychose collective. L’outil le plus utilisé par ces minorités est la presse.
La question que pose, à la fin de sa lettre, Einstein à Freud est la suivante : « Existe-t-il une possibilité de diriger le développement psychique de l ‘homme, de manière à le rendre mieux armé contre les psychoses de haine et de destruction ? » ( 31 ) .
 
La réponse de Freud : Lettre à Einstein, Vienne, septembre 1932.
Freud pense que c’est sur l’incitation de la Société des Nations ( 32 ), qu’Einstein demande ce qu’il faut faire pour éviter une guerre.
A son avis, ce sont les conflits d’intérêt qu’on règle, en général, par la violence ; il en est de même dans le règne animal. On élimine l’adversaire quand on a les meilleures armes, et quand elles sont utilisées le plus habilement. Tuer l’adversaire a deux avantages : il ne reviendra plus sur le tapis, et d’autres seront dissuadés de suivre son exemple.
Mais  si l’adversaire n’est pas complètement supprimé, le vainqueur doit craindre sa volonté de vengeance ( 33 ) . Einstein se fait peut-être des illusions, quand il dit que l’union de plusieurs nations faibles peut rivaliser avec la puissance d’une grande nation : encore faut-il que cette union soit stable et pérenne ; il faut qu’elle soit maintenue en permanence et qu’elle suscite même des liens affectifs, des sentiments communautaires ( 34 ) . Mais justement, c’est difficile, car la menace est double : certains maîtres voudront s’élever au-dessus des autres, et des classes qui se sentent opprimées s’efforceront d’obtenir plus de droits et de pouvoir. Voilà que annonce alors une lutte des classes. Si la classe dominante n’est pas disposée à accepter ces revendications, on arrive à la révolte et à la guerre civile. Il faut en déduire que seul un pouvoir central fort, peut le plus sûrement prévenir la violence. Voilà donc la réponse à la question d’Einstein et à la Société des Nations.
Seulement, Freud reconnaît que, en ces années trente, la Société des Nations n’a pas cette puissance ( 35 ) .
Il y a bien des idéalistes qui pensent que la seule force des idées peut remplacer celle des armes. Mais bien souvent les idéalismes aboutissent de nouveau à la violence : « Les motifs idéaux n’ont servi que de prétexte aux désirs de destruction » ( 36 ).
Par contre, Freud donne entièrement raison à son correspondant qui pense que ce sont les pulsions primitives de haine et de destruction qui, perdurant parmi les peuples, provoquent les guerres ( 37). Dans ces pulsions se trouvent, par ambivalence, des sentiments qui tendent à l’union et à la conservation, coexistant avec les désirs de meurtre et de destruction. Comme nous l’avons dit plus haut, elles ne peuvent être soumises à un jugement de valeur, car elles ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises. Elles sont simplement nécessaires : « L’une de ces pulsions est aussi indispensable que l’autre ; c’est de l’action commune et opposée des deux que sont issus les phénomènes de la vie » ( 38 ). Ces pulsions ne peuvent agir isolément : il faut qu’elles soient liées pour être efficaces. « Rien que le bien » ne peut exister. « Rien que le mal » non plus. Seul le couple « Bien et Mal » fait tourner le monde. « L’être vivant préserve sa propre vie en détruisant ce qui lui est étranger » ( 39 ) .
Lorsque se produit une intériorisation de la pulsion de destruction et que cette intériorisation atteint la sphère de l’inconscient, des phénomènes pathologiques se révèlent alors. C’est à ce moment-là aussi qu’apparaît la conscience morale, qui est destinée à masquer et à déguiser la pulsion morbide. Freud sait qu’il soulève tout le monde contre lui quand il affirme que « Le retournement des forces pulsionnelles vers la destruction, dans le monde extérieur, soulage l’être vivant et ne peut avoir qu’un effet bénéfique », comme un abcès qui éclate, dirons-nous ( 40 ) . La guerre apparaît alors comme un exutoire salutaire, une éruption volcanique qu’il serait dangereux de réprimer. De toute façon, « vouloir éradiquer les penchants agressifs des hommes est voué à l’échec » ( 41 ) .
Cependant, si le penchant agressif ne peut et ne doit pas être complètement éliminé, il y a encore la solution de le dévier, pour qu’il puisse se manifester autrement que par la guerre. On réussit à le dévier en cultivant des relations de compréhension et de sympathie, en mettant en valeur des intérêts communs. L’éducation a ici une grande part : « On devrait se soucier d’éduquer une couche supérieure d’hommes au jugement indépendant, inaccessibles à l’intimidation et combattant pour la vérité, auxquels incomberait la direction des masses dépendantes » ( 42 ) . Autrement dit, soumettre la vie pulsionnelle aux directives de la raison : « Il n’y a rien d’autre qui puisse faire naître une union entre les hommes aussi parfaite et solide » ( 43 ) . C’est peut-être un espoir utopique, dit notre auteur, ne se déparant jamais de cette lucidité qui lui a valu tant d’hostilités. Néanmoins, il est nécessaire de s’y atteler, car « Tout ce qui favorise le développement de la culture travaille aussi contre la guerre » ( 44 ).
Là-dessus, Freud prend congé de son ami, et lui demande de l’excuser, « si mes explications vous ont déçu ».
D.V.
 
N O T E S
 
( 1 ) Les œuvres de Freud ont paru en 1946 en allemand, et ont été rééditées en 1974 : Gesammelte Werke. Imago und S.Fischer Verlag. Zeitgemäss über Krieg und Tod a paru dans le volume 10, pages 324 à 355. En traduction française, les Oeuvres complètes de Sigmund Freud ont été éditées aux Presses Universitaires de France à partir de 1989. 21 volumes sur 22 ont paru à ce jour.
 
( 2 ) Paris, 2017.
 
( 3 ) Notre auteur pense probablement à celles de Napoléon Ier, et de Napoléon III, et particulièrement à la guerre de 1870.
 
( 4 ) Monuments, sanctuaires, bibliothèques, sans doute, mais aussi les biens moraux, les droits de l’homme, comme on le verra plus loin. Il est possible que Freud ait remanié son texte plus tard et a pensé ici à l’abdication de l’empereur d’Allemagne Guillaume II, le 9 novembre 1918.
 
( 5 ) p. 47.
 
( 6 ) S.Freud : Totem et Tabou, 1913. Ed. Flammarion, Paris, 2015, p. 106.
 
( 7 ) Nous traduisons. On a deviné qu’il s’agit des communautés juives. L’antisémitisme était déjà très vivace partout, à la fin du XIXe siècle.
 
( 8 ) Propos d’actualité…, p. 51.
 
( 9 ) p. 51.
 
(10) « Connaître et comprendre » était le leitmotiv de toutes les parutions du mensuel La Voix dans le Désert.
 
(11) Tel est déjà l’argument rencontré dans Totem et Tabou : ce qui est interdit à l’individu est permis à une collectivité. Cependant la collectivité aussi en ressent de la culpabilité. Si elle l’intériorise, la nie et la rejette dans le subconscient, cette culpabilité ressort sous forme d’autopunition, après une période de latence parfois très longue.
 
(12) Propos d’actualité… p. 61.
 
(13) La latence est un phénomène propre aux individus comme aux civilisations. C’est un argument central de Totem et Tabou.
 
(14) Et combien ont-ils été déplorés plus encore, lors de la seconde guerre mondiale, dans les cadres de l’armée comme du gouvernement ! (n.d.l.r.) .
 
(15) Propos d’actualité… p. 66.
 
(16) p. 67.
 
(17) p. 69 ss.
 
(18) ibidem.
 
(19) « Si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort », dit Marthe à Jésus qui, immédiatement essaie de se déculpabiliser en répondant : « Ton frère vivra » (Jn 11/21.23). Mais on est ici à un autre niveau que celui de la science et de la psychanalyse ; nous en reparlerons au cours des prochains exposés sur la pensée de Freud.
 
(20) p. 80.
 
(21) p. 81.
 
(22) St Paul dirait que c’est le Commandement, la Loi, qui le rendent mauvais (Rm 2/20 : « C’est par la loi que vient la connaissance du péché »). Mais Freud ne fait pas ce rapprochement avec St Paul.
 
(23) En règle générale, les propositions de Freud ont été rejetées jusqu’après sa mort, même par d’autres savants. Il serait intéressant de savoir quel rôle a joué la deuxième guerre mondiale dans la tardive compréhension et l’acceptation de ses idées. Nous nous demandons aussi pourquoi il a fait un cancer de la mâchoire, l’organe qui parle et par lequel il a défendu ses thèses au cours d’innombrables conférences : quelles contrariétés et quel sentiment de culpabilité refoulés ou « surmontés », ont provoqué cette réaction par la maladie ? L’incompréhension, la moquerie et l’hostilité agressive dont il a été l’objet n’étaient, à notre avis, pas étrangers à l’apparition de ce phénomène. A-t-il voulu inconsciemment se punir par la souffrance et aussi par l’euthanasie qu’il avait demandée ?
 
(24) On peut trouver, en la comparant aux temps passés, que la sollicitude actuelle envers certaines catégories de personnes est exagérée : personnes âgées, mais aussi enfants-rois, handicapés, femmes battues, réfugiés etc. De même la solidarité quasi-suicidaire envers des pays victimes de guerres. On aurait là, en appliquant les thèses freudiennes, un important et inconscient désir d’élimination déguisée, exaspéré par des situations ingérables, qu’on refuse à tout prix de reconnaître, par bienséance ; un désir qui risque toutefois de ressortir après une période de latence, et de faire des ravages.
 
(25) p. 84.
 
(26) Ces extraits se trouvent à la page 85.
 
(27) Voilà que revient ici la nécessité de connaître et de comprendre l’autre peuple, son histoire, ses coutumes, sa langue aussi, véhicule de sa pensée.
 
(28) p. 117.
 
(29) En 1932, Einstein pense sans doute aux grands meetings national-socialistes.
 
(30) p. 117.
 
(31) p. 118. Albert Einstein (1879-1955) devait survivre seize ans à son ami. Il avait 53 ans en 1932, et Freud 76 ans, lors de cet échange de lettres.
 
(32) La Société des Nations : cette organisation internationale, siégeant à Genève, avait été inspirée par le Traité de Versailles, promue par le président des Etats-Unis Woodrow Wilson, et créée le 10 janvier 1920. Elle avait pour objectifs le libre-échange, le désarmement, le principe de « sécurité collective » pour prévenir les guerres, et de négociation pour les résoudre. Contrairement au militarisme qui avait régné jusque-là, cette organisation prônait le dialogue, l’entente diplomatique, et n’avait pas elle-même de force armée. Certains Etats lui ont reproché, de ce fait, son inefficacité et en sont sortis, comme l’Allemagne (en octobre 1933 ; elle y avait adhéré le 14 septembre 1926, un an après la conférence de Locarno), le Japon (1933) et l’Italie (1937). Le pacifisme à tout prix de la SDN l’avait rendue inapte à empêcher la remilitarisation et les offensives de l’Allemagne nazie ; elle se révéla même être un handicap à la prise de conscience et à la préparation des autres pays à la guerre. La SDN fut dissoute le 20 avril 1946.
 
(33) Freud avait donc bien prévu la revanche de l’Allemagne vaincue en 1918, et la seconde guerre mondiale.
 
(34) p. 121.
 
(35) La suite des événements l’a bien montré. Ci-dessus, note 32.
 
(36) p. 125.
 
(37) Pour Freud, les pulsions primitives ont été transmises de génération en génération, et se retrouvent dès l’enfance. Elles sont de trois sortes : les désirs pulsionnels de l’inceste, du cannibalisme et du meurtre. Toutes les trois se retrouvent dans le complexe d’Œdipe. Voir, par exemple : L’Avenir d’une Illusion, paru en 1927 (En traduction française aux Editions Flammarion, 2011, p. 88).
 
(38) Propos d’actualité… p. 124.
 
(39) p. 125.
 
(40) p. 125.
 
(41) p. 126.
 
(42) p. 127.
 
(43) p. 127.
 
(44) p. 129.  
L A   P H R A S E   D U   M O I S :
 
« Tout ce qui favorise le développement de la culture travaille aussi contre la guerre »
 
(Sigmund Freud). 
 
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La Voix dans le Désert. Mensuel gratuit du Château d’Argent.
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ISSN : 2650 – 7225.
Dépôt légal : 2e trimestre 2022.