Journal octobre 2021
L A V O I X D A N S L E D E S E R T
Mensuel du Château d’Argent - N° 31 - Octobre 2021
LUCIEN JENN
Curé de Bischoffsheim
LE JOURNAL D’UN PRETRE ALSACIEN EN CAMP DE CONCENTRATION.
LE CAMP DE CONCENTRATION SCHIRMECK – STRUTHOF
PENDANT LA PERIODE FRANCAISE
1 9 4 5
E X P E R I E N C E S E T D O C U M E N T S
(12 janvier 1945 - 24 décembre 1945)
Première traduction française intégrale, introduction et notes par
Danielle VINCENT.
- VII -
(Suite de La Voix dans le Désert, n° 25, 26, 27, 28, 29 et 30).
On l’avait malmené au camp français de Schirmeck. Mais, au Struthof, on l’a apparemment laissé tranquille, vexations et contrariétés mises à part. On sent l’ennui, dans les lignes du Journal de l’abbé Jenn. Il ne sait pas quoi faire et s’impatiente d’être libéré. Ses supérieurs ne le comprennent pas. Il donne l’impression que l’évêque est à des années-lumière de la réalité et juge superficiellement de sa situation (14/9/45). Il veut complaire aux autorités en place et surtout évite de se compromettre. Où l’on voit que les dignitaires, dans l’Eglise, sont parfois empêchés, par leur fonction, leurs relations et leurs dépendances, de remplir le rôle qu’ils symbolisent . Pour notre auteur, ils ne sont pas loin du contre-témoignage.
L’abbé Jenn réfléchit et discute. De ses lectures, il réussit à dégager l’ambiguïté de ce qu’on a appelé la « résistance » (9.9.45, 16.9.45), et démasque de soi-disant résistants, même très connus, à l’instar d’un notoire avocat strasbourgeois (14/9/45). On trouve aussi, avec Frédéric Mistral (12/9/45) et St Paul (14/9/45), une vision positive du sentiment de « race ». Egalement au sujet de l’Allemagne, et même de l’image romantique de l’Alsace, notre auteur va à l’encontre des idées en vogue. Il cite longuement des extraits de journaux dont on n’a jamais voulu parler. Il met en cause le fonctionnement pervers de la justice française d’alors, et l’interprétation faussée de l’annexion (16.9.45). Indéniablement, ses lignes sont de nature à rétablir l’équilibre dans les consciences.
Il n’oublie pas de souligner aussi que, dans le camp français du Struthof, la misère est partout : les détenus sont rongés par la vermine, et doivent dormir à plusieurs dans un lit, ou alors sur les tables et même au sol, dans une atmosphère pestilentielle. « Il faut rester calme et prendre patience », leur dit l’évêque (16.9.45).
L’abbé Jenn craint de ne pas retrouver l’Alsace telle qu’il l’ a connue. Non seulement à cause de la perte progressive de ses traditions, mais surtout à cause de la méchanceté, de la haine, du manque total de charité et d’humanité, que la période de l’épuration y a suscités. Non, conclut notre auteur, ce ne sera plus un bonheur d’habiter en Alsace (17.9.45) ! En effet, peu de temps après sa libération du Struthof, il est parti pour plusieurs années de l’autre côté de l’Atlantique.
8.9.45 . Nativité de Marie. Ce matin, l’artiste-peintre Jos.Seitz de Schiltigheim, rue Ste Hélène n° 21, nous a montré ses dessins, des paysages et des portraits, qui témoignent d’un grand talent. Je voudrais bien me procurer un tel souvenir de sa part.
Les Allemands de souche doivent s’annoncer aujourd’hui à une heure et demie. Aloïs Munsch a eu de l’avancement : de doyen de la chambre, il est devenu chef de baraque. Il nous a raconté que le 15 septembre, donc aujourd’hui en huit jours, sera déclarée la cessation légale des hostilités et qu’il y aura une amnistie ( ! ? sic).
Est-ce que Sa Grandeur l’évêque parviendra à faire quelque chose en ma faveur ? J’espère qu’il a reçu ma carte de sept lignes.
On dit que cinq députés sont allés à Paris pour intervenir dans l’affaire des détenus. Le 15 septembre, l’amnistie désirée doit avoir lieu (Elle n’est venue que des années plus tard !!) ( 1 ) J’avais parié, dimanche dernier, que je serai à la maison pour mercredi ! (J’ai perdu le pari).
Dans le journal Patrie et Honneur, il y a un grand article sur la situation politique actuelle en Alsace. Certaines choses sont justes, beaucoup d’autres fausses. Le professeur Schwartz, qui s’est coupé le pouce gauche en fendant du bois, a, paraît-il, rédigé un contre-article, particulièrement pour prendre la défense de Monsieur Rossé ( 2 )
Dimanche le 9.9.45. Le service religieux s’est très bien déroulé. Le chant était exemplaire, malgré le faible nombre de voix. Le lieutenant Bernhard et le lieutenant Becker, que j’ai vu aujourd’hui pour la première fois, ont assisté à l’office.
M. Waller m’a envoyé le petit paquet promis : une tranche de kougelopf, un morceau de saucisse et deux bananes séchées. Mon planton Braun, dont la fille était à Schirmeck avec ma sœur Marthe, m’a de nouveau passé sa salade de pommes de terre. M. Kutter a remis à M.Baltzer ses Fables de La Fontaine pour qu’il les recopie. J’ai saisi l’occasion de transcrire la Fable de la chauve-souris – avec l’autorisation du poète - Cette fable décrit notre situation en Alsace et le comportement dépourvu de caractère de bien des Alsaciens.
« La chauve-souris et les deux belettes :
Une chauve-souris, tête en avant pour le saut, atterrit dans le nid d’une belette ; à peine y est-elle, que la belette se précipite pour la dévorer illico, ayant depuis longtemps un ressentiment contre la souris. Quelle effronterie ! dit-elle, vous avez le culot de paraître ici devant moi, alors que votre engeance menace les miens ! Votre compte est bon, sinon je ne serais à coup sûr pas une belette.
L’intruse : pardonnez-moi ; non, je ne suis pas de cette sorte-là. Moi, une souris ? Ce n’est que par méchanceté qu’on peut inventer cela. Je tiens à remercier le Créateur de ce que je sois un oiseau. Voyez les ailes ; que vivent tous ceux qui volent dans les airs !
L’astuce a bien pris ; elle a si bien fait, qu’on l’a laissée repartir en liberté.
Deux jours après, la sotte a pris, presque aveuglément, la proie convoitée.
Le chemin qui conduit à une belette est le cauchemar des oiseaux.
Voici de nouveau sa vie en danger.
La maîtresse de maison au museau pointu,
Veut la dévorer comme un oiseau.
L’autre répond qu’une telle insulte la révolte :
Dois-je passer pour un oiseau ?
Est-ce que je ressemble à cela ?
C’est le plumage qui fait l’oiseau !
Au nom des rats : je suis une souris !
Que Zeus fasse mourir les chats !
Par cette réponse bien sentie,
Elle sauve deux fois sa vie.
Certains qui changent souvent de couleur
Combattent le danger
A la manière de la chauve-souris.
Celui qui est rusé dit, comme on sait :
Vive le roi ! Vive aussi la démocratie !
(Variante : vive le Führer, vive aussi de Gaulle !) ».
Struthof, les 3 et 4 septembre 1945.
Depuis aujourd’hui, le vicaire Hoffet, épouse de pasteur, qui a élu domicile à l’hôtel ( 3 )
est nommée chargée d’âmes à Schirmeck et au Struthof. C’est le pasteur Neumann qui doit faire le travail. Mais il sera peut-être licencié lui-aussi prochainement.
Demain, de nouveau vingt-six vont partir, et parmi eux aussi le Dr Reckling, le médecin actuel du camp.
Quand ceux de Meinau, à leur arrivée là-haut à l’abattoir ( 4 ), ont été raillés, harcelés et tourmentés de toutes les manières, l’un d’eux qui était anciennement à Dachau, aurait dit au commandant : « Ce que nous avons enduré cette nuit jusqu’à cette heure (2 h), cela n’a pas existé à Dachau ». Quand le sieur commandant a demandé à un groupe de personnes de la SS, ce qu’ils avaient appris, l’un d’eux a répondu : « Ca, c’est monsieur Kopf (l’un de nos gardiens) qui pourra vous le dire mieux que nous ; il était notre chef ( 5 ). A la suite de cela, M. Kopf a eu, paraît-il, quatorze jours de congé.
A Barr, on a posé la question, en conseil municipal, de savoir si les détenus auraient la permission de revenir : 8 ont voté oui, 1O ont voté non, et parmi eux la plupart étaient d’anciens membres du Parti ( 6 ) ! Ces PG craignaient-ils des représailles ?
La chanson de Husch-Husch (le surnom du commandant) :
« Qui rôde à travers le camp, les sourcils froncés ? Husch, Husch !
Qui les détenus évitent-ils craintivement ? Husch, Husch !
Le commandant Rohfritsch, c’est son habitude, Husch, Husch !
De chercher sa victime et de la trouver, Husch, Husch !
Il ressemble à l’homme qui sort du bois, Husch, Husch !
Il a trouvé tant de victimes,
Et voici de suite les tortures à la moscovite, Husch, Husch !
Il enferme au Bunker et fait faire des exercices, Husch, Husch !
Ce sont là les vraies manières de commandant, Husch, Husch !
Il ressemble à l’homme sortant du bois, Husch , Husch !
On nous a nous a battus avec des verges et des fouets, Husch, Husch !
On nous a aussi volé notre nom, Husch, Husch !
Nous ne sommes plus que des numéros, cheveux rasés, Husch, Husch !
Ne nous soulage aucune plainte, aucune supplication, Husch, Husch !
Il ressemble à l’homme sortant du bois, Husch, Husch !
Que l’un se plaigne et se porte malade, Husch, Husch !
Tout de suite, ça sent mauvais dans le camp, Husch, Husch !
De suite on tire, on redouble de surveillance, Husch, Husch !
Le commandant bave et crie à la vengeance, Husch, Husch !
Il ressemble à l’homme qui sort du bois, Husch, Husch !
Les miens m’apportent des paquets de vivres, Husch, Husch !
C’est pour Rohfritsch un vrai festin, Husch, Husch !
Il fait des recherches, il cherche du lard, Husch, Husch !
Et s’il en trouve, il disparaît de suite, Husch, Husch !
Il ressemble à l’homme sortant du bois, Husch, Husch !
Des discours, au camp, il y en a tellement, Husch, Husch !
Mais aucun jusqu’ici n’a atteint son but, Husch, Husch !
Pourtant un jour, les portes s’ouvriront aussi pour nous, Husch, Husch !
Adieu, cher Rohfritsch, tu ne pourras nous reconduire à la maison ! Husch, Husch !
Il ressemble à l’homme sortant du bois, Husch, Husch !
Journal d’Alsace, 29 août 1945 ( 7 ) :
« A vrai dire, il existe un scandale de l’instruction qui vient se greffer sur celui de l’épuration. Le public s’agite, il est déçu, il dénonce l’arbitraire dont trop souvent sont victimes de ‘pauvres types’ qu’on expédie rue du Fil ou à Schirmeck, de longs mois, sans les interroger, qu’on relâche quelquefois sans une excuse, qu’on traduit parfois, cela arrive, devant la Cour de Justice ou à la Chambre civique et qui sont acquittés parce que ce serait une monstruosité qu’ils ne le fussent point. L’on nous dit bien : insuffisance de magistrats, de policiers etc. Ce n’est pas une excuse : ‘Qui trop embrasse, mal étreint’ prétend un proverbe de chez nous. Et l’on ferait mieux de poursuivre et de juger les collaborateurs notoires, les vedettes et les profiteurs de la trahison, plutôt que d’exercer des actions judiciaires incompréhensibles, qui ont pour seul résultat de jeter le trouble et la crainte parmi l’opinion. Cette situation, si elle se prolongeait, risquerait de porter atteinte au bon renom de l’Administration, de la magistrature, de la police. Les prisons sont combles, la place manque pour loger les détenus. C’est qu’on arrête au petit bonheur, sans preuves probantes, sans même confronter l’accusé avec ses accusateurs ( ! sic). Or, parmi les incarcérés, il en existe des quantités ( ! sic) qui n’auraient jamais dû être arrêtés. Qu’attend-on pour leur rendre la liberté ? Qu’attend-on surtout pour leur rendre un honneur compromis par des allégations erronées et hélas parfois sans fondement ? » Camille Dahlet, député. Les Cahiers Verts , août 1945. Strasbourg, Société nouvelle d’impression Muhle-Roux.
Réponse de M. Camille Dahlet, député, à une lettre ouverte de monsieur Louis Orttner, secrétaire général du CDL (Comité de Libération) du Bas-Rhin ( 8 ) :
« Votre lettre, dans laquelle vous vous posez, tel un petit Gauleiter, en tuteur de l’Alsace –Dieu sait en vertu de quels mérites et de quel mandat – et même en tuteur de la France, ‘au cas où le gouvernement français n’en aurait pas la force’, a visiblement pour but de signaler aux autorités et au public votre vigilant zèle patriotique par le moyen d’une opération bon marché, que vous croyez pouvoir faire facilement sur mon dos, me sachant sans défense pour le moment, parce que sans journal. C’est pourquoi vous croyez pouvoir débuter par une de ces dénonciations faciles, si à la mode en ce moment. Car c’est une dénonciation à peine voilée, vous ne l’ignorez pas et personne ne s’y est mépris, que de parler de ‘traîtres’ que vous avez connus et qui se nomment les Roos, les Schall ( 9 ), etc. Vous auriez au moins dû écrire ‘que nous avions connus’, car j’ai devant moi une affiche électorale des élections municipales du 5 mai 1935, Canton de Strasbourg – Ouest, qui commence par les noms : Mourer Jean-Pierre, Dr Roos Charles, Orttner Louis (Kaufmann) et qui se termine par le nom de Meyer Camille, rédacteur - vous avez dû attendre l’arrivée des Allemands en 194O pour monter un peu en grade.
Vous fûtes, en effet, après avoir fourni des preuves de votre zèle empressé et de vos capacités dans le Elsässischer Hilfsdienst, et puis bien travaillé avec le Treuhänder, nommé ‘Stellvertretender Geschäftsführer der Nebenstelle Elsass, der Wirtschaftskammer Bader, Referat Spedition…’ (1O).
Votre cas prouve tout simplement qu’on peut avoir, en Alsace, hurlé avec les loups nazis, sans avoir cessé d’être bon Français. J’ai profité de l’occasion de notre rencontre…pour vous dire très amicalement, mais sans ambages…qu’on faisait fausse route en gorgeant nos Camps de Concentration et nos Prisons de milliers de citoyens alsaciens dont beaucoup n’ont pas fait plus ou ont même fait moins que vous et dont le dossier porte la mention : ‘Arrêté par les FFI pour motif inconnu’, sans qu’on arrive pour cela, depuis 6 à 9 mois, à les renvoyer à leurs familles en désespoir et à leurs champs en friche.
Ma formule, pour l’épuration, celle que j’ai défendue au Conseil municipal, je vous la rappelle ici publiquement :
Ne sont à considérer comme coupables que ceux qui ont prêté indignement leurs mains à l’oppresseur nazi dans sa persécution brutale de tout ce qui était français, ou qui ont, soit commis des actes de mouchardage, de délation, de traîtrise, de brutalité ou de persécution à l’égard de leurs propres compatriotes, soit délibérément aidé à les faire maltraiter, persécuter ou léser.
C’est la seule formule qui soit honnêtement possible dans un pays qui fut abandonné, pieds et poings liés à l’Allemagne, et dont la population était obligée, par la loi alors en vigueur et sous la menace de sanctions immédiates ou de massives déportations futures, non seulement de fournir des preuves tangibles de son loyalisme à l’égard de la ‘patrie allemande’, mais même de prouver par son attitude de tous les jours son reniement de la patrie française (et encore y aurait-il à faire une certaine réserve quant aux dénonciations qui ne furent qu’une réplique à une dénonciation précédente).
Vouloir dépasser cette formule, serait proclamer le principe que les habitants d’une province frontière qui, après chaque défaite, est livrée par les uns comme par les autres comme rançon au vainqueur, doivent se résigner à perdre à pile comme à face, à chaque changement de régime, parce que en refusant de se plier à la loi en vigueur, ils sont punis de trahison envers l’Etat auquel ils ont été livrés, et en s’y pliant, ils deviennent traîtres in spe. ( 11).
C’est surtout aussi la seule formule susceptible de tenir devant l’opinion publique internationale qui vous guette, ce que vous semblez ignorer ou tout au moins négliger, vous imaginant peut-être pouvoir indéfiniment opérer en vase clos… Arrestations massives et trop souvent arbitraires, expéditions punitives au mépris de la dignité humaine, camps de concentration avec tous les sévices sadiques qu’on apprendra un jour, prisons, destitutions, confiscations, projets de séjours forcés en masse (Umschulungen, sic ), de déportations (Absiedelungen, sic ), d’expulsions et de privations des droits électoraux, tout cela rappelle un peu trop quelque chose qu’on a déjà vu en Alsace et ailleurs, et contre quoi un monde entier s’est levé.
Et il ne faudrait tout de même pas s’imaginer qu’il suffit de rappeler les horreurs des camps de concentration allemands pour pouvoir imiter chez nous les méthodes des régimes faschistes (sic 3 fois), pourvu qu’elles soient exemptes de la sauvagerie nazie. Car si tout cela n’est pas du faschisme, que diable est-ce donc alors que le faschisme ? (… ) Prenez garde que votre panacée d’épuration soi-disant ‘juste et entière’ ne soit interprétée comme un ‘aveu’ et ne se retourne contre la France.
Ma formule sera un jour celle de l’immense majorité de nos populations, quand les passions malsaines, attisées artificiellement depuis des mois et des mois par une campagne unilatérale se seront calmées et quand l’aspect de tous les dégâts matériels et moraux qu’elles auront causés, la raison reprendra le dessus ( sic ). Elle sera alors rappelée à ceux qui font aujourd’hui appel à tous les mauvais instincts, en poussant l’Alsace dans une politique de basse délation et de haine qui, étant donné l’enchevêtrement des situations dans notre pays frontière, finira par éclabousser directement ou indirectement presque chaque famille. La haine, la discorde et la terreur qu’on sème aujourd’hui à travers nos campagnes sont malheureusement le seul ensemencement qui fonctionne bien et qui est poussé à bout… »
La place me manque pour citer entièrement cet article.
En conclusion de l’article :
« Or je ne crois pas que le malheur de l’Alsace puisse faire le bonheur de la France… Votre rôle actuel de grand ‘Résistant’ et d’épurateur, tout ce que vous avez fait dans le passé, vous l’avez, bien entendu, fait uniquement ‘pour sauver la France du désarroi’. Je ne veux pas vous chicaner là-dessus, je crains seulement que si vos titres actuels de ‘résistant français’ qui vous permettent de siéger comme inquisiteur des consciences alsaciennes au CDL (« Comité de Libération » ndlr. ) et qu’il vous faudra bien un jour produire publiquement et contradictoirement, ne soutiennent pas plus la lumière de la critique que ceux du passé, vos rêves d’avenir ne s’évanouissent bien lestement… »
Cette formule CD (« Camille Dahlet » ndlr. ) – chaque Alsacien du terroir ne connaît-il et n’aime-t-il pas ces deux lettres ? – cette formule CD a été pour nous prisonniers comme un rayon de soleil, qui éclaire et réchauffe, revigore et console. Il y avait là une tête qui, au milieu des jugements obscurcis par la passion, avait encore une pensée claire et juste, et un cœur qui sympathisait avec notre peine, se révoltait contre des injustices manifestes et cherchait à améliorer la situation de tant de malheureux. Comment pouvons-nous le remercier ?
J’aurais bien voulu copier tout l’article, car l’histoire des KZ ne peut pas ignorer cet exposé.
Il parle un langage de vérité et met la lumière au sein de tous les mensonges et erreurs de nos jours. Mais je voudrais quand même encore ajouter un extrait, celui qui parle des Résistants.
Plus tard, pense M.Dahlet, quand le vertige se sera calmé : « On distinguera alors des vrais résistants, la tourbe de tous ceux dont l’unique héroïsme a consisté à agrafer, une fois les Allemands chassés par les troupes françaises et américaines, un brassard tricolore, et à distribuer à leurs compatriotes alsaciens désarmés, les coups qu’ils avaient négligé de porter aux Allemands armés. Il faudra alors même rendre les automobiles, les bicyclettes, les appareils de radio volés, même jusqu’aux jambons et autres bonnes choses extorquées par la terreur, sous prétexte de patriotisme… N’y a-t-il pas, en effet, de nombreux Alsaciens internés sous le prétexte qu’ils auraient ri, aux environs du 3 janvier, en voyant une chose ridicule : certains ‘héros-résistants’ se sauvant ou s’apprêtant à se sauver devant le danger, quitte à reprocher après, une fois de plus, à ceux qui restaient, de n’avoir pas mieux défendu le drapeau qu’eux-mêmes étaient en train de déserter… Jamais on n’arrête et interne tant de gens au nom du peuple, que lorsque le peuple n’a plus rien à dire ( 12 ) … Je suis, en effet, de l’avis qu’un comité occulte n’a pas le droit de parler au nom du pays, ni de préjuger des questions dont la décision appartient au seul suffrage universel… Mon amertume est uniquement provoquée par l’immense mal que vous avez fait à l’Alsace et à l’idée française en Alsace, en engageant les autorités, d’abord hésitantes, parce que sentant instinctivement le danger d’une politique de persécution et de ‘Gesinnungsschnûffelei’ ( 13 ) dans notre pays-frontière, à y rétablir même jusqu’au délit d’opinion et à vous permettre d’y faire jouer la loi de la jungle… L’orgie de dénonciations n’aurait jamais atteint de pareilles proportions si l’épuration n’était pas liée à une question de destitutions et d’expropriations. C’est cela qui a provoqué cette lamentable comédie d’hypocrisie ( 14 ) et de déchaînement éhonté d’appétits, qui peut se donner d’autant plus libre cours que, tout comme chez les Nazis, la délation est élevée au rang d’une vertu et d’un devoir national, et que les dénonciateurs même les plus vils, font ainsi aujourd’hui figure de patriotes en dépit du proverbe bien connu en Alsace qui dit : ‘Der grösste Schuft im ganzen Land, das ist und bleibt der Denonziant’ (15 ) .
Et cela continue depuis huit mois déjà et continuera, parce qu’il y a trop de gens à qui la satisfaction intime d’avoir pu échapper aux compromissions pendant l’annexion de fait, voire même d’avoir commis des actes méritoires, ne suffit pas et qui, tels les pharisiens de l’Ecriture, ont besoin de beaucoup de pécheurs autour d’eux pour se faire remarquer… Monsieur Léon Blum vient de rappeler fort utilement que la résistance en soi ne confère aucun droit au pouvoir, à personne. On entend parfois dire ironiquement aujourd’hui, que personne ne veut plus avoir été nazi. Mais n’est-il pas au moins aussi drôle qu’aujourd’hui, tout le monde veut avoir été résistant, et qu’il suffit même de s’être caché pendant quelques temps dans une ferme isolée pour se soustraire à l’attention de la Gestapo, pour pouvoir se proclamer ‘maquisard’ ? Et n’y a-t-il pas jusqu’à ceux qui ont fait du marché noir sous l’annexion (et qui en font bien souvent encore aujourd’hui), qui s’en font une gloriole de patriotisme français ? La vérité est qu’il y a eu en Alsace très peu de véritables nazis, mais que beaucoup ont dû faire semblant de l’être. Et que, d’autre part, il n’y a eu que bien peu de véritables résistants (dans le sens actif du mot) pendant l’annexion de fait, mais que tout le monde l’a été un peu, plus ou moins !...et surtout une fois les Allemands disparus.
Assez de haine ! Tous, sans exception, nous demandons le châtiment de ceux qui n’ont pas eu pitié des souffrances morales et physiques de leurs propres compatriotes livrés au pouvoir discrétionnaire d’une nation de proie sans merci et ivre de sadisme sanguinaire. Mais notre pays meurtri a trop souffert de tous les malheurs, de toutes les injustices qui se sont abattues (sic) sur lui depuis septembre 1939, et de tout le lot d’abandons et de déchirements qui a été le sien, pour désirer que cela continue indéfiniment. Il a soif d’ordre, de paix intérieure, de concorde, d’oubli et surtout de travail, non de désordre, de guerre intérieure, de nouveaux déchirements et de haines susceptibles d’empoisonner notre vie publique pour plusieurs générations… Si vous continuez à pratiquer la politique d’union en tapant sur ceux qui se permettent de penser autrement que vous, et dont, tout simplement la présence vous gêne, vous devez qu’on vous rende vos coups. Et on vous les rendra ! Je vous conseille de le rappeler à ceux parmi vos amis à qui il pourrait prendre envie d’imiter votre exemple.
Signé : Camille Dahlet, député et Conseiller général du Bas-Rhin, conseiller municipal de Strasbourg. »
A la lecture de ces lignes, je ne sais pas ce que je dois admirer le plus, la clarté de la langue, le bien fondé de toutes les affirmations, l’indignation au sujet de la sauvagerie et de la méchanceté humaines, la désolation sur la folie des hommes et l’aspiration au calme, à la paix, à l’entente, pour le bien et la bénédiction des individus et de l’ensemble.
Le philosophe Sénèque a, semble-t-il, vu d’avance les temps mauvais que nous avons dû traverser et endurer en Alsace. Qu’on lise et qu’on médite ce qu’il écrit au second livre des Bienfaits (De beneficiis) ( 16 ) :
« La cruauté et la perfidie étaient universelles… La trahison était encouragée par les plus grandes récompenses…La fureur des délations était devenue fréquente, c’était comme une rage presque générale qui, plus terrible que toutes les guerres civiles, ensanglantait en pleine paix la république. On recueillait les mots échappés à l’ivresse, à l’abandon de la plaisanterie ; pour sévir, tout prétexte était bon. »
Après ces lignes sévères, quelque chose de plus léger. Souvent le lecteur de ce journal aura remarqué comment la nostalgie de la liberté et du retour au foyer agissait sur l’imagination, qui souvent prenait pour une réalité ce qui simplement était espéré. Le désir était là aussi souvent le père de la pensée. Les rumeurs avaient souvent en elles quelque chose de bon. Parce que, lorsqu’elles étaient positives, elles relevaient l’ambiance et apportaient la consolation ; mais aussi, la plupart du temps, elles recelaient quelque chose de mauvais, quand les on-dit annonçaient quelque malheur, ou quand les bonnes choses qu’elles avaient fait attendre ne se produisaient pas. J’ai trouvé dans un essai poétique, de je ne sais plus quel auteur, l’expression d’un sentiment simple, sans apprêt :
« La rumeur.
Emile demande à Paul
Le numéro de deux dossiers.
On frappe : c’est Freddy qui vient
Et entend que les deux autres disent :
Le numéro 2O, dernière lettre.
Le Freddy sait maintenant sans problème
Ce que 2O veut dire ici.
Quoi d’autre que les 2O
Que le bureau va congédier aujourd’hui ?
Le Freddy n’a qu’à interchanger dans le registre
La date et l’effectif.
Quand c’est fait, content,
Il disparaît des lieux.
Une lueur d’espoir éclaire ses traits.
Il sait ce qui se passera encore aujourd’hui.
Il sait que l’adjudant
Il sait que l’adjudant
Va conduire les 2O hors du camp.
A peine est-il dehors, quelle joie,
Là, justement, le corps de balai nettoie !
‘Quoi de neuf, Freddy, est-ce qu’on s’en ira bientôt ?’
‘Oh oui’, dit-il, ‘je viens juste de l’entendre’.
‘Cela va commencer cet après-midi avec 3O.
D’abord les gens de Wintzenheim, puis les enseignants’
‘Que se passe-t-il ?’ demande un vieil homme.
D’abord les gens de Wintzenheim, puis les enseignants’
‘Que se passe-t-il ?’ demande un vieil homme.
Il est le chef de l’équipe qui revient.
‘Ce n’est pas un mensonge, c’est bien vrai
Que demain, 4O vont passer le portail ?’
‘Beaucoup plus’, dit le Freddy, ‘imagine-toi :
Il est aussi question des cheminots’.
Le Freddy n’a que des renseignements
De la meilleure source, et incontestable.
Il le livre en proie au rapporteur,
Fatalement, et dit :
‘Avez-vous déjà entendu et sait-on déjà,
Que le commandant est parti aujourd’hui
Pour préparer le départ des 5O
Qui vont être libérés ce jour ?
La décision et l’arrêté
Sont fort bien rédigés et signés ABC.’
Or le conducteur de la garde ne cache pas
Ce qui vient d’être dit.
‘J’ai, dit-il, entendu aujourd’hui,
Qu’on va vider la moitié du camp ;
6O, et les cheminots ; aussi les enseignants
Seront les premiers à rentrer chez eux.
‘On peut dire avec certitude
Que dans les tout prochains jours
35O hommes et femmes
Vont bientôt revoir leur petite chambre familiale’.
Celui des ‘travaux –baraque’ demande à tout hasard
Si cette nouvelle est vraiment juste.
Le conducteur de la charrette répond alors :
‘Je préfère ne pas le dire,
‘Si je ne l’ai pas de source sûre
Et entendu en plus haut lieu’.
Un autre dit qu’il l’a entendu
‘De quelqu’un , qui fait la pluie et le beau temps,
‘Et qui m’a expliqué très précisément
Avoir reçu l’information d’en-haut,
Que 8O% de tous les résidents
Quitteront dimanche le camp.’
Cela doit être vrai, et doublement,
Car les propos de table sont ici la vérité ! »
11.9.45 Aujourd’hui, je commence mon 9e mois de captivité. Quand, quand donc sonnera l’heureuse heure de la délivrance ? J’espère au moins, jusqu’à demain mercredi, entendre ou recevoir quelque chose de Sa Grandeur Mgr l’évêque, mais jusqu’ici c’est encore le silence sur tous les sommets ! Et quand même, j’espère toujours que quelque chose va se produire dans la forêt du Struthof. Les baraques des femmes sont « consignées », toute sortie leur est interdite.
M. le pasteur Neumann a été nommé admirabile dictu, chef de la baraque CXVII des femmes. Se cacherait-il là encore une méchanceté de la part du commandant ?
Le P. Fleischmann a lu aujourd’hui la messe dans sa chambre, baraque XII. Demain à 9h, enterrement d’un Allemand du Reich mort dans la section. M. Reisz m’a demandé si j’avais déjà lu sa chanson « Einst » (« Jadis »). Il paraît qu’elle est très belle. J’en ai recopié les notes, mais ne l’ai jamais entendu chanter.
Ce matin, nous avons cuit une soupe de cèpes avec deux cubes de Maggi. Elle était fameuse. Mes réserves du dernier paquet sont épuisées. Il est temps que je rentre à la maison. Du pain de Natzwiller, qui devait être envoyé sur l’ordre de Mgr Brunissen, je n’en ai reçu qu’une fois, depuis le départ de Frère Nicolas ( 17)
P. Fl. a estimé que la réponse de Dahlet à M.L.Orttner, dont j’ai cité des extraits plus haut, n’est pas objective. Mais est-ce que le Père est bien en mesure de saisir correctement la situation en Alsace ? Il en était parti trop longtemps et a trop peu souffert avec elle.
Les Allemands du Reich attendent toujours un transport pour pouvoir partir. M. Muller, en face de moi, écrit des notes. Sans arrêt, je l’entends soupirer. Oui, l’indifferentia Sancta est dure à porter. Chaque Allemand du Reich et chaque Alsacien ( ! sic ) qui veut rester en Alsace, a dû, ce soir, mentionner son nom sur une fiche en indiquant le lieu où il veut aller après sa libération, ainsi que l’arrondissement de la localité. Donc les mises en liberté, en général, semblent bien s’annoncer.
12.9.45 ( 18 ). Le Félibrige ( 19 ) Frédéric Mistral formulait le programme des troubadours du XXe siècle ainsi : ‘ Messieurs, si nous voulons relever notre pauvre patrie (187O), relevons ce qui fait germer les patriotes, la religion, les traditions, les souvenirs nationaux, les vieilles langues du pays et, cité par cité, province par province, rivalisons d’étude, de travail et d’honneur pour glorifier diversement la France’. A soixante sept ans de distance, le même mot d’ordre pourrait nous être donné par le précurseur de Maillane ( 20 )
Et encore une citation : ‘A propos de ces saints honorés sur l’autel, dans les villes et les villages, de-ci, de-là, au Nord comme au midi, depuis des siècles et des siècles, je me suis demandé parfois, qu’est-ce à côté de cela notre gloire mondaine de poètes, d’artistes, de savants, de guerriers, à peine connus de quelques admirateurs… ? Un jour qu’à la table de Victor Hugo des flatteurs avaient posé cette question : Y a-t-il en ce monde, gloire supérieure à celle du poète ?... Celle du saint ! répondit l’auteur des Contemplations.
Je pris la résolution, confie-t-il, premièrement de relever, de raviver en Provence, le sentiment de race, que je voyais s’annihiler sous l’éducation fausse et antinaturelle de toutes les écoles, secondement de provoquer cette résurrection par la restauration de la langue naturelle et historique du pays à laquelle les écoles font toutes une guerre à mort ; troisièmement, de rendre la vogue ( 21 ) au provençal par l’influx et la flamme de la divine poésie » ( Mistral, mémoires et récits, ch. XI).
Nous avons accompagné un autre Allemand du Reich, Ernst Kamm, un vieillard de 69 ans, à sa dernière demeure. Il avait espéré que, dans peu de jours, il reverrait sa patrie terrestre. Maintenant il s’est mis en chemin pour le lieu de la paix éternelle. Il est rentré à la maison et personne n’a pu entraver sa marche avec des barrières et des barbelés. « Nous n’avons pas ici de demeure permanente, nous aspirons à la demeure future, notre patrie est au ciel » (St Paul) ( 22 ).
« Quand j’entends sonner les cloches à la ronde, il me vient à l’esprit que nous cheminons tous vers l’éternelle patrie » (Nietzsche). Cette pensée est la seule consolation auprès de cette triste dépouille, avec le saint sacrifice qui sera accompli pour le défunt. Un cercueil de bois brut avec une couronne de blanches achillées, de bruyère rouge et de fraîches branches de sapin.
Personne, parmi la direction du camp, n’a donné les derniers hommages au défunt. Neuf chantres l’ont accompagné, et deux détenus. C’était tout le cortège funéraire. Aucun de sa famille, ni enfant ni épouse pour prier et pleurer devant sa tombe. Un clair et chaud soleil enveloppe le sommet du Struthof. En descendant vers le petit cimetière dans la forêt, nous pénétrons dans un froid brouillard qui glisse à travers les branches de sapin et les soixante seize petites croix blanches, disposées tout autour de la grande croix nue du cimetière.
Mais rapidement, le soleil victorieux dissipe les nuages de brume. Brouillard et Nuit ( 23 ), Mort et Chagrin : ils n’ont pas le dernier mot ; ce sera Lumière et Vie . Celui qui nous offre cela est l’Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde, et que nous prions : Dona eis requiem sempiternam, dona eis requiem. Donne-leur le repos, donne-leur le repos éternel.
Cet après-midi, le sieur commandant est de nouveau très nerveux. Voit-il s’en aller sa toison au fil de l’eau ? Dans un article de l’Huma, on s’élève contre le camp de la Meinau. Est-ce que l’article a été écrit par le commandant ? Car Schirmann lui est passé entre les mailles comme une truite. Il a cherché ce Schirmann à la gare de Rothau, justement. On a voulu lui faire un arc de triomphe, et il a voulu commettre un discours de bienvenue au micro, en son honneur. Les détenus auraient eu le droit de l’écouter. « Cela aurait été si bien, cela n’a pas pu être » ( 24 ). Schirmann a soudain été frappé d’une indisposition et le jeu si finement tissé a échoué. Hinc illae lacrimae ( 25 ) .
Les Allemands du Reich et les ouvriers ont dû subir, cet après-midi, la mauvaise humeur du chef. Pendant la corvée, il a tout à coup été question de : couché, relevé, en marche, couché, relevé, marcher, marcher ! Et après l’exercice, ils ont eu droit à une nouvelle coupe de cheveux à la dernière mode : dégagé tout autour et une touffe juste au milieu de la tête. Et ceux qui travaillent dans la carrière de grès et étaient soupçonnés de cacher des lettres, ont dû se déshabiller jusqu’à la peau, pour découvrir leur culpabilité ou démontrer leur innocence (26 ).
13.9.45 Une carte de ma sœur Marthe : « Je suis encore chez Sœur Armande, car il n’y a pas une chambre de libre à Andlau ! Vendredi, Joseph était chez nous, de 9 à 2 heures. Nous allons à peu près bien. Lucienne et Jean sont très déprimés en ce moment. Ecris donc à Jean, aussitôt que possible. Les meilleures salutations de nous tous, M.Jenn ».
J’ai répondu ce matin avec une carte pré-lignée de 7 lignes à Jean, mon neveu :
« Mon cher, Quoi ? Déprimé ? Allons, relève la tête ! On va y arriver ! N’oublie pas : la peine donne de la profondeur à la vie, de la grandeur, de la consistance, une joie sereine. Bientôt, ce sera surmonté. Nous allons bientôt fêter de joyeuses retrouvailles et marcher courageusement vers l’avenir. Que Lucienne ne se fasse surtout pas de souci. Que ce soit pour sauter ou pour retomber, ce n’est pas le succès qui compte, mais l’effort. De toute façon, nous remettons tout à Dieu et à sa Providence pleine de sagesse et d’amour. N’envoyez plus de colis. J’espère te revoir bientôt et nous pourrons nous parler de vive voix. Que la paix soit avec toi (3 Jn 1/14-15). Salutations et bénédiction pour vous tous, particulièrement à la tante. Ton oncle, L.Jenn ».
A l’instant, Reysz et Leisinger sont conduits au Bunker. Motif : la chanson qu’ils ont mise en paroles et en musique : « Einst » (« Jadis »). On peut faire ce qu’on veut, c’est toujours mal. Quand l’âne a laissé tomber quelque part ses pommes, c’est le palefrenier qui en est responsable ; si l’âne se sauve, là encore on le lui reproche. Même si le palefrenier lui lie les pattes, ça ira mal pour lui et on le mettra au Bunker !
« Jadis. Un poème de Fritz Leisinger. Musique de Carl Reysz.
Un jour, à l’aube,
Je m’avancerai vers la liberté.
Les vertes étendues des prés
Les profondeurs sombres des forêts,
Et la plénitude de la vie seront à moi.
Jour, ô jour, quand seras-tu là ?
Jour, ô jour, quand seras-tu là ?
Une fois, ivre comme de vin,
Mon cœur sortira du tourment.
Il reprendra ses couleurs,
Il reprendra ses couleurs,
Et son rire de joie longtemps enfoui
Se libèrera de l’abîme.
Jour, ô jour, quand viendras-tu ?
Une fois, je ne serai plus seul,
Je pourrai rejoindre mes amis.
La joie illuminera mon cœur,
La joie illuminera mon cœur,
Et, de ses sources les plus profondes,
Ma vie se renouvellera.
Jour, mon jour, quand sera-tu là ?
Envolés le chagrin et la peine,
Evanouies les mille souffrances,
Nos cœurs de nouveau enflammés.
Tu es à moi, je suis à toi.
Tu es à moi, je suis à toi.
Jour, mon jour, quand viendras-tu ? »
Les détenus de toutes les baraques seront enfermés pour dimanche prochain. Apparemment, parce que les baraques ne sont pas propres et les lits mal tenus. La Dame pasteur ne pourra pas faire le culte dimanche prochain. Dans le temps, on appelait Daladier : « un taureau aux cornes d’escargot » ( 27 ) . Est-ce que l’heure ne viendra pas une fois où notre taureau devra rentrer ses cornes ?
La radio du Struthof annonce que de Gaulle aurait dissout le Parti communiste. L’Amérique n’aurait-elle pas soufflé sur le feu ? A Lingolsheim, la réunion des Communistes en vue des élections municipales a été peu fréquentée. Notre commandant serait candidat.
La baraque XIV a de nouveau été fouillée : tabac, cigarettes et couteau « sont tombés entre les mains de l’ennemi ». Moi aussi, j’ai eu l’honneur d’accueillir personnellement le sieur commandant. Il a ouvert le fourneau dans lequel Kopp, de la baraque XIV, avait caché son couteau et sa pipe. Si le commandant s’était baissé un peu plus, le malheur serait arrivé. Ces « trésors cachés » auraient été découverts ( 28 ) .
Monsieur l’Inquisiteur a ouvert ensuite mon armoire : « Votre pain n’est pas propre », me dit-il. C’était, comme je l’ai compris plus tard, le morceau sur lequel on m’avait tartiné le saindoux, hier. C’est cela qui était « sale ».
« Et qu’est-ce que c’est que cela ? » Il désignait l’habit de messe. J’ai répondu : « Le père Fl. a dit la messe ce matin ». - « Et qu’est-ce qu’il y a dans ces boîtes ? » - « Elles sont vides » - « Que font-elles là ? » - « Je n’ai pas d’autre place » - « Et que fait ce bonhomme ici ? » (Weber Otto) - « Il cherche un livre ». La grande inquisition s’est terminée là. Mon journal échappa une nouvelle fois à l’œil de la loi. Une demi-heure plus tard tout le monde devait être de nouveau dans les baraques. C’était bien, car une visite de plus haut rang encore devait avoir lieu pour investiguer le camp.
Mais pourquoi avions-nous dû disparaître de la surface ? Il y avait trois officiers et celui du milieu portait un béret rouge. Russes ? Américains ? Fifis ?
Le journal L’Alsacien aurait, dans un article, parlé de nous. Si seulement je pouvais me procurer le numéro en question ! Nous sommes assis, encore et toujours, dans la pénombre du baraquement et, dehors, il fait un temps beau et ensoleillé.
14.9.45 Il y a un bruit qui parcourt tout le camps : il paraît qu’on libèrerait aujourd’hui 51 personnes, en majorité de la baraque 1 ; « Jour, mon jour, quand viendras-tu ? » Le brouillard et la pluie glaciale ont effacé lumière et soleil.
Au téléphone, le commandant aurait expliqué qu’il lui était impossible de libérer 5O hommes chaque jour. Un détenu, l’entrepreneur de construction Fuchs, a reçu un document de son avocat disant que, selon les dernières instructions, les camps devraient être levés « sous peu ».
Dans la baraque I où sont abrités ceux du PC, le Koch de la Meinau, qui a été si terriblement battu ici, a, paraît-il, entendu ce que racontaient entre eux ceux du PC : demain ou après-demain, 4OO Allemands du Reich allaient partir.
Dans Saint Paul, de Holzner ( 29 ), j’ai lu aux pages 154-155, la phrase suivante, que les officiers d’Obernai qui me chahutaient parce que je défendais la langue maternelle, auraient dû écrire dans l’album : « Viens en Macédoine et aide-nous ! » Cet appel s’adresse toujours de nouveau à l’Eglise. Il faut qu’elle s’habitue à la pensée, aux coutumes et aux mentalités des peuples et des autres races ; elle ne doit pas chasser le naturel qui est sain, précieux, donné par Dieu. Ce ne serait pas une manière de construire un pont ! L’Eglise doit parler le langage des peuples qu’elle veut convertir. Or en Alsace, ceux qui sont revenus ici ( 30 ) cherchent à extirper notre langue maternelle ! Ce serait un véritable vandalisme ( 31 ) .
Il est cinq heures. De nouveau, deux officiers traversent le camp, accompagnés d’une dame, mais sans le commandant. M. le pasteur Neumann croit reconnaître parmi eux le commandant Baumhauer de la Meinau. Les baraques seront-elles aussi fermées à cause de cette visite ?
Deux détenus font sécher sur mon fourneau du tabac qu’ils ont fabriqué eux-mêmes. Est-ce qu’il sera bon ? Il en est ici de l’habitude de fumer comme de la nourriture : tout ce qui est comestible sera avalé et tout ce qui est bon pour fumer sera utilisé.
Sa grandeur l’évêque a donné, en date du 11 septembre, la réponse suivante à ma lettre :
« Monsieur le Curé ! Je sais que vous souffrez. C’est un motif pour votre évêque de ne pas se désintéresser de vous. Ayez patience en attendant et restez tranquille. Sans des imprudences (à quel point ce reproche concernant de prétendues imprudences est injustifié, je l’ai expliqué plus haut, mais où ?) vous seriez encore tranquillement à Ste Odile où je voudrais vous voir revenir. Croyez à mes sentiments dévoués. » Signé : Jean-Julien Weber, évêque de Strasbourg. ( 32 ).
Ici également, je suis mal jugé et condamné sans d’abord avoir été entendu. Que sait le digne prélat de ma situation ? Le frère arrêté, la sœur arrêtée et gravement malade, le presbytère et la paroisse aux mains d’un vicaire inexpérimenté, la perspective de la retraite, le déménagement en plein hiver, vieilli et affaibli corporellement, méprisé dans la paroisse et tenu pour coupable ! Que sait l’évêque de tout cela ?
Dans la première nocturne du 3e dimanche de septembre, une lecture du Livre de Tobias :
« Tobias…cum capturus esset…in captivitate tamen positus, viam veritatis non deseruit ; ita ut omnia quae habere poterat, cotidie (quotidie ? sic ) concaptivis fratribus, qui erante eius genere, impertiret » (1/1-3) - « Tobias…dans sa captivité même, il n’abandonna pas le chemin de la vérité. Tous les jours, il distribuait à ses frères, ceux de sa nation, captifs comme lui, tout ce dont il pouvait disposer » ( 33 ).
Juste à l’instant, le P. Fl. a fait chercher les Saintes huiles. Que se passe-t-il ? Pendant la messe des officiers, il y a eu une altercation au cours de laquelle le sieur lieutenant Muller a blessé si grièvement le commandant, avec une bouteille de vin, qu’il a dû être remplacé. Le lieutenant Muller, que M. Baltzer aimait appeler « le seul gentleman du camp » a sans doute agi dans une sorte d’auto-défense. Au yeux des détenus, il était le plus correct et le plus serein de tous les chefs du camp.
Est-ce le « dénouement dramatique » que M. Baltzer attendait ici, au camp, comme il l’avait dit un jour à M. le curé Rauch ?
Une véritable vague de joie passe à travers la baraque XV à cause de la malchance qui a atteint le commandant. « Qu’on lui casse encore les autres débris de bouteille sur la tête ! Comme il a malmené les femmes ! Ne les a-t-il pas toujours de nouveau enfermées au Bunker ? Lui-même a eu beaucoup de femmes ; il a plaqué la sienne et est allé chez d’autres. Le palefrenier, il l’a laissé croupir au Bunker jusqu’à ce qu’on a dû le transporter, malade, à l’hôpital. Là, il a perdu un œil. Il n’avait aucun sentiment pour nous, aucune pitié. Il faut voir comment il a laissé tourmenter et battre les SS ! Pourquoi donc avoir emprisonné les détenus des mois entiers dans les baraques ? »
Voilà les bruits qui couraient dans les baraquements. O mon cœur, fortifie-toi !
Les chrétiens en réalité ne devraient pas être aussi peu charitables. Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Ne jugez pas afin de ne pas être jugés. Certainement, nous devrions agir selon l’Evangile. Un de mes compagnons de misère, Schibilskg ( ? sic ) a dessiné et mis en peinture une belle inscription, avec les paroles suivantes : « Seigneur, ne leur pardonne pas, car ils savaient ce qu’ils faisaient ».
Est-ce que le sieur commandant est catholique ou protestant ? On a posé la question dans le camp. Le pasteur Neumann a maintenu que le commandant est protestant : il le lui aurait dit lui-même. Mais M.Baltzer prétend que sa mère est certainement catholique. Il est possible que M.Rohfritsch soit issu d’un mariage mixte où les enfants ont été élevés protestants.
Dehors, de nouveau, un temps brumeux, humide et froid. On aime que la porte d’entrée de la baraque soit fermée d’un rideau qui empêche la chaleur de sortir à l’air libre.
L’ Elsässer du 13 septembre apporte une mise au point concernant l’ancien officier de réserve français et avocat Richard Lux de Strasbourg. Celui-ci joue actuellement au grand résistant, après avoir, au camp SS de Bruss, en Prusse orientale, insisté pour que les officiers français – qui, soit dit en passant, étaient fort bien traités jusque-là – s’inscrivent dans la Waffen-SS et revêtent l’uniforme allemand, comme il l’avait d’ailleurs fait lui-même. Les camarades qui ont voulu s’y soustraire et avaient protesté contre une telle exigence, dans une lettre à Hitler et au SS-Hauptamtführer Heinrich Himmler, Lux les a taxés de malades mentaux. Les 42 résistants ont été envoyés dans le camp d’extermination de Hambourg-Neuengamm. Un ordre secret de Himmler, du 25 novembre 1944, les a fait condamner à mort, parmi les NN (Nacht und Nebel) ( 34 ), c'est-à-dire livrés à une lente extermination.
Parmi les 42 réfractaires, 2O sont revenus à la maison, jusqu’à présent. Deux d’entre eux sont à Bischoffsheim, dont Luc. Haberer, qui a contresigné cet article dans l’Elsässer; il est rentré chez lui dans de bonnes conditions, tandis que Marcel Kirmann est encore absent – Plus tard, il a été enterré au Struthof - Lorsque le 5e Bureau s’est occupé d’un peu plus près de M. Lux, la presse communiste s’est émue et a essayé par tous les moyens d’obtenir la libération de ce « grand patriote », « dont les véritables résistants, outrés de l’impudence de M. Lux, viennent stigmatiser l’attitude inqualifiable » ( 35 ) . C’était de nouveau une oie grasse qui avait volé du bureau de la radio du camp vers les baraquements !
Le commandant est en bonne forme et encore en vie. Il s’est quand même produit quelque chose de grave.
16.9.45 - Le 17e dimanche après Pentecôte. L’Epître d’aujourd’hui (Eph.4/1-7), pourrait textuellement être adressée comme lettre d’avertissement et d’exhortation à mon ancienne paroisse : « Je vous exhorte donc, moi, le prisonnier du Seigneur, à marcher d’une manière digne de la vocation qui vous a été adressée, en toute humilité et douceur, avec patience, vous supportant les uns les autres avec charité, vous efforçant de conserver l’unité de l’esprit par le lien de la paix. Il y a un seul corps et un seul Esprit, comme aussi vous avez été appelés à une seule espérance par votre vocation. Il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, et parmi tous et en tous ».
Un juriste, qui est détenu ici, a composé pour nous, prisonniers, l’intéressante lettre qui suit (36 ) :
« Struthof, le… Cher Maître… Après avoir vu quelques assignations devant la Cour de Justice, j’ai des doutes sur la légalité des poursuites judiciaires que subissent le plus grand nombre des internés pour leur attitude sous le régime d’occupation allemand. Les accusations portent contre le crime prévu et réprouvé par les articles 1er et suivants de l’Ordonnance du 26 décembre 1944 ; les assignés sont cités devant la Cour comme accusés d’avoir, en France ou à l’étranger, postérieurement au 16 juin 194O, soit sciemment apporté une aide à l’Allemagne ou à ses Alliés, soit porté atteinte à l’unité de la nation, à la liberté des Français ou à l’égalité entre ces derniers. Ce texte permet de citer chaque Alsacien étant resté les dernières années dans son pays, devant la Cour de Justice et de le condamner à des peines sévères. Parce que chacun avait d’une manière ou d’une autre apporté une aide à l’Allemagne, en travaillant dans l’industrie, en aidant au ravitaillement, en assurant l’ordre public, la marche des administrations civiles ou militaires, les transports etc. ( 37 )
Il n’y a plus de limites pour dire avec certitude où commence le crime ; même l’accusation d’avoir porté atteinte à l’unité de la Nation est possible contre chacun qui s’est soumis à l’autorité du régime d’annexion pour pouvoir vivre dans son pays ; ne sont exclus que ceux qui prouvent qu’ils ont saboté ou outragé tout. Le pis est que de telles accusations sont possibles à la suite d’une ordonnance du 26 décembre 1944, par laquelle on ne veut pas seulement réprimer des actions futures désignées criminelles, mais qui est déclarée rétroactive relativement aux choses du passé, c'est-à-dire celles allant du 16 juin 194O à la date de la publication de cette ordonnance du 16/12/1944, temps où nous fûmes soumis à une législation toute différente, nous imposant d’autres devoirs envers la société dans laquelle nous avons vécu par la force des circonstances. C’est bien le cas de contester la valabilité (sic) de cette ordonnance, vu qu’elle ne respecte pas le principe qu’en matière de législation criminelle la rétroactivité est impossible. C’est au contraire aux règles du droit et aux droits de l’homme de donner force de loi à une ordonnance prévoyant même la peine capitale pour les actions du passé dont les accusés ne pouvaient pas savoir qu’ils seraient réprimés dorénavant par un texte législatif. De plus, on ne peut condamner quelqu’un ayant vécu sous un autre régime pour avoir respecté les règles de droit de ce régime, tout simplement du fait que ce régime a été abrogé et remplacé par un autre. Il s’est produit en Alsace une annexion totale et brutale. Cette annexion par l’Allemagne a commencé de fait par l’installation de l’administration civile allemande (Der Chef des Zivilverwaltung im Elsass) (sic), le 1O juillet 194O. Le pouvoir fut exercé par le Représentant du Führer, qui a donné délégation au Chef de l’administration civile de gouverner en son nom. Les fonctionnaires alsaciens se voyaient obligés de prêter serment de fidélité au Führer et aux chefs nommés par lui ou par ses ordres, et ceci avant de reprendre leurs fonctions dans l’administration.
L’annexion semblait aussi avoir un caractère légitime. La version allemande était que, par la signature du traité d’armistice du 25.6.194O, le Traité de Versailles était annulé en toute forme. L’annulation du Traité de Versailles avait pour conséquence, automatiquement, le rétablissement des anciennes frontières de 1918, c'est-à-dire la ré-annexion de droit du territoire de l’ancien pays de l’empire, Alsace-Lorraine ; on prétendait même que cette version a été confirmée par la Commission d’Interprétation du Traité d’Armistice à Wiesbaden ( 38 ). Ce n’est pas à nous de discuter cette version, mais les Allemands s’en servaient pour justifier les mesures prises en Alsace-Lorraine.
La nouvelle version française figure dans l’exposé des motifs de l’ordonnance du 15/9/1944, relative au rétablissement de la légalité républicaine dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, où il est dit :
‘La législation appliquée du 16/6/194O dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle annexés de fait par l’ennemi a été successivement supprimée par celui-ci. Depuis le 1er mars 1943 nos deux provinces sont soumises en totalité aux lois et ordonnances allemandes’.
Le fait de l’annexion et de la nécessité de rétablir la législation républicaine est donc indiscutable, reste à voir la portée de la constatation de la date du 1er mars 1943.
Est-ce à dire tout simplement qu’avant cette date l’Allemagne n’avait pas encore introduit la totalité de ses lois ?
Dans ce cas, la constatation n’était pas d’une importance extraordinaire. Puis il faut encore se demander si cela veut dire que l’annexion elle-même n’était totale qu’à partir de cette date. Il fallait dire nettement que le fait de l’annexion du territoire de l’Alsace-Lorraine doit être reporté à l’autre date figurant dans le dit texte, c'est-à-dire au 16/6/194O ou bien au 25/6/194O, ou au 1O/7/194O, date de l’installation de l’administration civile allemande en remplacement de l’administration française qui était, pendant quelques semaines, maintenue sous le régime de l’occupation militaire allemande en vigueur dans le reste de la France occupée pendant les années suivantes.
Dans ces conditions, la rétroactivité de l’Ordonnance du 26/12/1944 doit être contestée devant le Conseil d’Etat. Vu la portée de cette question, il serait du devoir de l’Ordre des u régime avocats ressortissant de la circonscription de la Cour d’Appel de Colmar, de la porter devant le Conseil d’Etat.
De même, il paraît nécessaire de porter plainte devant le Président de la Cour d’Appel, et même devant M. le Ministre de la Justice contre les mesures entravant la défense des intéressés.
La préparation de la défense est gravement gênée par la restriction de la correspondance des internés avec leurs avocats, limités strictement à 2 pages, par la surveillance des avocats qui ne peuvent communiquer avec leurs clients dans le camp qu’en présence d’un gardien, par les délais généralement trop courts entre la présence des accusés au siège de la Cour et l’audience elle-même, étant donné que le transfert de ceux-ci d’un camp à Strasbourg ou à Saverne ne se fait généralement qu’à la dernière minute, que les moyens de preuve de l’accusation et les témoins restent par ce fait généralement inconnus à l’accusé jusqu’à l’audience, de sorte qu’il lui est impossible de faire usage de tous ses moyens de contre-preuve, que la liberté de la presse n’entre en jeu que pour l’agitation contre les internés et les accusés, lesquels sont mis dans l’impossibilité de répondre et que l’on créer, par ce fait, un préjugement défavorable qui est, au moins, dans un certain nombre de cas très injuste.
La justice devrait être autre chose que le résultat d’une opinion montée par une agitation dont on use pour les campagnes électorales ; elle devrait faire de la sorte ( 39 ) que ses jugements puissent encore se comprendre d’ici 5, 1O ou 2O ans, et même dans les siècle à venir, pour que les générations futures ne parlent pas d’une déformation des esprits cherchant ces victimes en se servant des institutions judiciaires. Si de pareilles fautes étaient possibles les dernières années, sous le régime allemand, il n’y a pas de raison pour continuer dans cette voie après la défaite du régime. »
( 40 )
Vraiment un précieux document, une analyse plausible de la situation contre laquelle personne ne peut opposer de contestation. Nous avons tous été reconnaissants à Monsieur M. (Mayer ? sic) pour ces lignes, issues d’une tête intelligente et d’un cœur plein de sensibilité et de compassion, un combattant prêt à s’investir pour le droit et la vérité contre l’injustice, les harcèlements et le mensonge. Qu’il en reçoive ici vraiment notre gratitude. Cependant, je ne pense pas que ce document a vraiment été employé pour défendre un prisonnier. Pour de telles réflexions, on n’avait ni l’envie ni le loisir. Les jugements, c'est-à-dire la condamnation du prévenu étaient le plus souvent déjà fixés avant les débats. Il fallait être coupable. C’est ainsi que le veulent également mes juges, des résistants qui, lorsque l’armée allemande est arrivée, se sont enfuis et nous ont laissé sans défense et sans protection, aujourd’hui aussi sans honneur. Un monde totalement à l’envers.
Oui, c’est le malheur du temps, le temps du malheur ; c’est le dur temps du malheur, de l’insupportable malheur.
P.Fl . prêche en ce moment sur le thème de la prière. Ses exposés ressemblent à des pierres précieuses finement taillées. Dieu est notre prière, c’est sûr, mais tout aussi certain, c’est qu’il entend nos prières; pas toujours textuellement, mais selon leur sens. Dieu sait mieux que nous comment les exaucer. Ce « comment » doit lui être remis.
C’est pourquoi, l’attitude fondamentale de la prière doit être l’adoration. Dieu n’a pas à obéir à nos ordres, ce n’est pas nous qui construisons le destin des hommes et des peuples, ce n’est pas nous qui dirigeons le monde, mais Dieu seul. Tu solus Dominus, tu solus altissimus…laudamus te, benedicimus te, adoramus te, glorificamus te, gratias agimus tibi propter magnam gloriam tuam. Sanctificetur nomen tuum, adveniat regnum tuum, fiat voluntas tua. Dans la prière, Dieu vient en premier. Nos demandes ne doivent pas faire reculer cette position fondamentale au second plan. Oui, Père ! La plus belle parole que nous puissions dire à Dieu, est ce petit mot : « Oui » (Guy de Fontgalland).
Il n’y a qu’une vérité, mais l’erreur est sans fin. A une unique vérité, on peut opposer cent, voire mille fausses réalités, et c’est pourquoi il est si difficile de trouver la vérité. St Augustin a dit un jour : « Alors que j’étais dispersé dans la multiplicité, Tu m’as appelé, ô Seigneur, à Toi, l’Unique ».
La soupe était aujourd’hui de nouveau extra ( 41 ) : nouilles avec pommes de terre. M. Baltzer m’a donné une sardine, et M. le pasteur Neumann un morceau de gâteau du colis de son ancien planton Schroeder ; je l’ai mangé avec le café, que nous avons bouilli sur le fourneau. C’est un secret de fabrication. A chaque café, s’il veut avoir un goût de velours, il faut ajouter une pointe de cacao. Essayez donc la recette du Struthof !
Le temps se fait, peu à peu ; cet après-midi, il y a un chaud soleil, mais les baraques sont toujours fermées !
Le service religieux de ce dimanche a été fixé à 2 h (protestant), et à 3 h, (catholique).
On vient de donner un nouvel ordre du jour : aucun détenu ne doit plus dormir par terre ni sur une table. Pour qu’il y ait assez de place, trois hommes doivent dormir dans deux lits. On soulage un mal par un autre. Dans la salle d’eau, la salle de séjour, les couloirs, sur les planches et les tables, il y avait partout des gens qui dormaient ; non parce qu’ils avaient sommeil, mais par manque de place, ils avaient trouvé toutes sorte d’endroits pour s’étendre, des matelas de paille, ou de simples couvertures. L’air qu’il y avait dans ce dortoir, on peut aisément se l’imaginer. Voilà qui ne répondait certainement pas aux règles de l’hygiène, et avec la nouvelle réglementation, ce sera encore pire. La contamination par les poux, les puces et les punaises va se faire encore plus facilement. Le contact de l’un à l’autre sera plus aisé. S’isoler, se protéger est devenu impossible. Quand ça nous gratte de partout, il faut que St Benoît Laber ( 42 ) , le saint mendiant, nous apporte du soulagement dans notre camp. Alors, Sa Grandeur l’évêque nous écrit : « Prenez patience (avec ces pauvres petites bestioles), et restez tranquille ».
17.9.45 Les jours de semaine, le P. Fl. lit la messe souvent dans la chambre de la baraque XV. Il a apporté aujourd’hui un « Bon pour du bois » permanent, pour la chambre. Aurons-nous encore besoin de ce bois cet hiver ? Une heure après, le « bon de bois » a été invalidé par le commandant, et déclaré nul et non avenu. Nous voulons rentrer à la maison ! Mais est-ce que ce sera dans cette patrie alsacienne, sera-ce aussi beau que jadis, avec toute cette haine, ce manque de charité et cette soif de vengeance qui se déchaînent là-dehors, jouant une méchante et même sanglante partie ? A-t-on, en Alsace, vraiment observé l’idéal que l’on chantait jadis : « Droits et honnêtes comme l’étaient nos pères, nous voulons l’être en actes et en paroles ; nous voulons préserver nos coutumes, pures et sans tache pour l’avenir » (Chant du drapeau alsacien).
Ce qui faisait notre fierté, est-ce encore la réalité ?
« Car les gens qu’il y a en Alsace, tu n’en trouve pas de meilleurs sur toute la terre ! »
Est-ce encore vrai ? L’hymne alsacien bien connu est-il encore d’actualité ?
« Là où les hommes sont fermement et fidèlement attachés au droit, et ne craignent pas la
vérité, là où l’on t’accueille à table, là où l’on reçoit avec la même gentillesse ami ou ennemi » (au Struthof et à Schirmeck).
Oui, si c’était encore ainsi, ce serait de nouveau un bonheur d’habiter en Alsace. Mais malheureusement, ce n’est plus ainsi. Prions pour que notre Heimat ait un avenir vraiment chrétien, et demandons-le à Celui qui tient les destinées des cœurs et des peuples dans ses mains de grâce, ses mains toutes-puissantes.
La suite dans La Voix… n° 32, novembre 2O21.
N O T E S :
(1) Ici, remarque post-eventum.
(2) Au sujet de Joseph Rossé, voir la traduction de son Journal d’exil : La Voix… n° 22, 23, 24 .
(3) L’hôtel d’en face. Il s’agissait de la villa du commandant allemand, avec piscine. Elle était située pas loin de la « chambre à gaz », à l’extérieur du groupe des baraquements, côté ouest . Elle a donc été réoccupée par les dirigeants du camp français.
(4) Schlaghaus. Cette maisonnette passait pour un lieu de torture du camp français : voir La Voix…n° 23, note 17, avec les extraits du livre de Bernard Wittmann : Jean Keppi (Yoran éd., 2O16, pp. 313-317).
(5) Sturmführer.
(6) PG : Parteigenossen.
(7) La suite en français.
(8) Camille Dahlet : protestant et franc-maçon, militant autonomiste. Il est né à Saverne le 21 juillet 1883, et est mort à Brumath le 28 décembre 1963. Membre du Parti radical-socialiste, puis de l’Alliance démocratique, il devient adjoint au maire de Strasbourg, député du Centre-gauche de 1928 jusqu’en 1936, puis s’oriente vers les Indépendants d’action populaire. En juin 1936, il vote la confiance au gouvernement de Front populaire de Léon Blum. Il collabore à l’Elsass-lothringische Zeitung, journal de tendance national-socialiste. Le 1O juillet 194O il vote les pleins-pouvoirs au maréchal Pétain, mais cesse alors toute activité politique. Après la libération, il reprend la défense de la cause autonomiste.
(9) Karl Roos : né le 7 septembre 1878 à Surbourg, fit ses études au Collège épiscopal de Strasbourg, puis à l’université de Fribourg en Brisgau, où il défendit une thèse de doctorat sur les vocables étrangers dans les dialectes alsaciens. Pendant la première guerre mondiale, il s’était engagé volontaire dans l’armée allemande où il obtint la Croix de fer. Il est ensuite enseignant à Barr, Ste Marie-aux-Mines, puis en Allemagne à Bochum et à Cologne. Il ouvre à Strasbourg un collège germanophone appelé Collège Roos, et milite contre la francisation de l’Alsace. D’abord secrétaire général du Heimatbund, il crée en 1927 la Unabhängige Landespartei . Il est condamné par contumace au procès contre les Autonomistes de Colmar en 1927, ce qui ne l’empêche pas d’être élu au Conseil municipal de Strasbourg l’année d’après, puis au Conseil général du Bas-Rhin. En 1939, le 4 février, il est arrêté sous l’accusation d’espionnage, mais sans preuves suffisantes, et incarcéré à la prison de Nancy. Il est condamné à mort par le tribunal militaire de Nancy et exécuté le 7 février 194O à Champigneulles. L’Allemagne nazie a fait de lui un héros national, « symbole de la résistance alsacienne à l’oppression française » (Wikipedia).
L’historien Bernard Wittmann a pris sa défense récemment dans son ouvrage : Karl Roos, un autre Dreyfus alsacien ? (Yoran Verlag, 2O2O). Voir aussi : La Voix… n° 27, note 32.
Paul Schall : est né le 15 juin 1898 à Strasbourg. Dessinateur industriel de formation, il milite pour la cause autonomiste alsacienne, collaborant à deux journaux autonomiste : le Schliffstaan et la Zukunft. En 1927, il fonde, avec Karl Roos, l’Unabhängige Landespartei. Il est jugé au procès des Autonomistes de Colmar en 1927 pour atteinte à la sûreté de l’Etat et condamné à cinq ans de prison. Arrêté de nouveau en 194O sous le même chef d’accusation, il est libéré par les Allemands et entre au Parti national-socialiste. Il est nommé chef d’arrondissement (Kreisleiter) de Molsheim et devient rédacteur au journal Strassburger Neuste Nachrichten. Après la libération, il est condamné à mort pour trahison, mais réussit à s’enfuir en Allemagne. Il obtient la nationalité allemande en 1956. Encore rédacteur d’un journal allemand, Der Westen, jusqu’en 197O, il s’éteint à Karlsruhe le 16 octobre 1981.
(10) « Représentant le gérant de la Chambre de Commerce Bader pour l’Alsace, section Expédition ».
(11) C’est nous qui soulignons.
(12) Nous soulignons.
(13) « Procès d’intention ».
(14) Nous soulignons.
(15) « Le pire bandit dans tout le pays, est et reste le délateur ».
(16) La citation est en français dans le texte.
(17) Mgr Brunissen : voir La Voix…n° 25, note 26.
(18) La suite en français dans le texte.
(19) Les membres de l’ Ecole littéraire provençale, qui prônait les dialectes régionaux, ici la langue d’oc, étaient appelés les félibriges.
(20) Patrie de Frédéric Mistral.
(21) En allemand : « Ansehn, Ruf ».
(22) 2 Cor. 5/ 1.
(23) Nacht und Nebel : ou NN, désigne les « directives sur la poursuite pour infractions contre le Reich ou contre les forces d’occupation dans les territoires occupés », en application d’un décret du 7 décembre 1941, signé par le maréchal Keitel. Il ordonnait la déportation de tous les ennemis ou opposants du régime: saboteurs, résistants, opposants, réfractaires (Source : Wikipedia).
(24) « Das wär so schön gewesen, das hat nicht sollen sein »: phrase déjà citée plus haut. Voir: La Voix... n° 29, note 35.
(25) « Hinc illae lacrimae » : « Voilà d’où viennent ces larmes» est une citation de Térence, reprise par Cicéron.
(26) Sous le régime allemand, le camp du Struthof était un camp de travail, comme tous les camps allemands. On y exploitait la carrière de grès des Vosges de Natzwiller. On voit ici que ce même travail forcé des détenus s’est poursuivi sous le régime français.
(27) Edouard Daladier : né le 18 juin 1884 à Carpentras, il représente le Parti radical après 1918. Maire de Carpentras de 1912 à 1919, il devient Député du Vaucluse, président du Conseil en 1933-1934, et dans les années 1938 à 194O. Il est aussi ministre de la Guerre entre juin 1936 et mai 194O. Il signe les accords de Munich en septembre 1938. Pendant l’Occupation, il est emprisonné en France puis en Allemagne. Après la guerre, il devient maire d’Avignon en 1953 et député jusqu’en 1958. Il meurt le 1O octobre 197O à Paris.
(28) Les pages de ce journal, sans doute. Voir un peu plus loin.
(29) L’ouvrage sur St Paul de Joseph Holzner a été cité plus haut ; voir : La Voix… n° 27, note 1.
(30) Les Français.
(31) L’abbé Jenn, précurseur de la tolérance universelle, s’oppose au racisme nazi, mais aussi à l’intolérance française concernant les langues régionales ; c’est, pour lui, une forme de racisme.
(32) On remarque, en effet, la superficialité de la réponse, et la désinvolture de l’analyse faite par l’évêque de cette dramatique situation.
(33) Traduction de l’abbé Jenn.
(34) NN : Nacht und Nebel.
(35) En français dans le texte.
(36) En français, ici.
(37) Le propos de ces pages est la manière de définir le phénomène de la Résistance. Comment se définit l’action d’un résistant ? Ce n’est pas clair. On voit ici que le phénomène a été très ambigu, surtout en Alsace, et qu’il est difficile, voire parfois impossible de tracer une frontière entre la collaboration avec l’occupant et l’option pour la France.
(38) La Commission de Wiesbaden : la Commission allemande d’Armistice était chargée de contrôler l’application de l’Armistice du 22 juin 194O. Les principaux points traités étaient : la démobilisation de l’armée française, l’industrie d’armement, le sort des prisonniers de guerre, les transports, les transmissions, les matières premières, la ligne de démarcation.
(39) Comme ailleurs, on est gêné ici par l’usage d’un mauvais français, de phrases lourdes, alambiquées.
(41) Partout dans ce Journal, on est surpris de voir avec quelle facilité l’auteur saute des réflexions spirituelles aux considérations les plus prosaïques, et combien il est attaché à la nourriture, et même tourmenté par sa gourmandise. L’abbé Jenn n’a rien d’un moine.
(42) St Benoît Laber : né en 1748 à Amettes dans le Pas de Calais, est mort à Rome en 1783. Après plusieurs tentatives infructueuses pour être admis à la Trappe, il prend l’habit religieux à l’Abbaye de Sept-Fons en novembre 1769, sous le nom de frère Urbain. Mais il en est renvoyé, et prend alors le parti de devenir mendiant et prédicateur itinérant. Connu pour son abandon total de l’hygiène corporelle et sa totale charité, il est canonisé en 1881, restant dans les mémoires « le vagabond de Dieu ».
LA PHRASE DU MOIS :
« Il fallait être coupable. C’est ainsi que le veulent également mes juges, des résistants qui, lorsque l’armée allemande est arrivée se sont enfuis, et nous ont laissé sans défense et sans protection, aujourd’hui aussi sans honneur ».
Abbé Lucien Jenn, 16 septembre 1945.
La Voix dans le Désert. Mensuel gratuit du Château d’Argent.
Directrice de publication : Danielle Vincent.
Editions du Château d’Argent, 185 rue De Lattre de Tassigny, 6816O Ste Marie-aux-Mines.
Mise en page et impression : ZAPA informatique.
ISSN : 265O – 7225
Dépôt légal : 4e trimestre 2O21.
« précédent | suivant » |