Musée du Chateau d'Argent

Journal juin 2020

L A   V O I X   D A N S   L E   D E S E R T

Mensuel du Château d’Argent  -  N° 15    juin  2020 

Jean-Paul Sartre:    LA LIBERTE.

 

« Il n’est pas donné à la réalité humaine d’anéantir la masse d’être qui est posée en face d’elle. Ce qu’elle peut modifier, c’est son rapport avec cet être » (L’Etre et le Néant, éditions Gallimard, 1943, p. 68).
Elle peut, par exemple, se mettre hors circuit par rapport à un existant particulier. En plaçant le vide entre lui et elle, en s’isolant, elle lui échappe et se met hors d’atteinte. Elle « se retire par-delà un néant ». Cette possibilité qu’a la nature humaine de modifier son rapport avec un être, de placer un espace entre lui et elle et de s’isoler, cette possibilité de se libérer d’un existant, c’est ce que Sartre appelle la liberté. Cet acte me démarque de l’autre, me confère une existence propre, originale, qui n’appartient qu’à moi.
Cet acte est une démarche de pensée. Cette démarche me fait être tel que je suis, tel que je veux être. Je pense ma libération pour être ce que je veux être.
Cette pensée de libération est toujours un choix. Ma liberté est une option. Elle est donc limitée. Toutes les options s’ouvrent à moi et aucune n’est contraignante. Je peux toujours choisir librement entre toutes les options possibles.
Nous avons choisi deux exemples pour illustrer cela :
Le commandant Du Paty de Clam avait placé un revolver devant Alfred Dreyfus quand il constata que le texte qu’il lui avait demandé d’écrire sous sa dictée, présentait la même écriture que celle du bordereau trouvé dans le panier à papier du Service de Contre-espionnage. « Nous vous donnons l’occasion de mettre fin à vos jours ainsi qu’il sied à un officier ». Mais Dreyfus s’empare de l’arme et la replace sur le bureau. « Je ne le fais pas, dit-il. Je suis innocent ». (Serge Ivan Villard : L’Affaire Dreyfus. Ed. Walter Beckers, Anvers, s.d., p.92).
Le 15 octobre 1944, on plaça un revolver devant le maréchal Rommel, soupçonné de trahison après l’attentat du 2O juin 1944 contre Hitler. Il mit fin à ses jours .
Deux possibilités ; deux options différentes.
Et comme il y a toujours une solution possible, la liberté de l’homme fait que sa responsabilité est totale, dans toutes les situations. Je peux toujours faire autrement et me soustraire à une apparente nécessité. Je peux toujours placer un vide entre moi et l’être qui veut me contraindre, c’est à dire un espace d’indépendance et de libre choix.
Tout ce qui m’arrive alors, m’arrive par moi. C’est que je le veux bien, puisque je pouvais faire autrement. Si je m’y soumets, c’est par ma volonté. Sinon, il me reste toujours l’option de la désertion, de la révolte ou du suicide. La guerre que je prétends subir, c’est en fait moi qui l’ai choisie. C’est ma guerre, et j’en suis responsable comme si je l’avais moi-même déclarée (p. 727). On devine que le phénomène de la Résistance est très présent à la pensée de Sartre lorsqu’il écrit ces lignes dans les années 1942-43.
Le sentiment de libre choix est aussi celui qui préside aux luttes ouvrières (p. 583) dont le pays avait fait l’expérience depuis une vingtaine d’années. C’est lui qui fait que la misère, ou la guerre, ou l’occupation deviennent insupportables. Ce n’est pas l’épreuve qui pousse à l’insoumission, mais c’est le sentiment de liberté, de libre choix, de pouvoir faire autrement, qui rend alors la misère, la guerre, l’occupation ou la déportation insupportables. « L’acte révolutionnaire est l’expression de la liberté » (p.583).
Et comme la liberté, selon notre auteur, responsabilise totalement l’être humain, ce dernier n’a plus aucune excuse d’être devenu ce qu’il est, car il s’est fait être tel qu’il est. En luttant, il peut changer, car l’être ne se constitue que par l’action. Il est dans la mesure où il devient, se porte en avant, laissant retomber dans le néant tout ce qu’il y avait auparavant.
C’est ainsi que la pensée humaine doit toujours être nouvelle pour exister. Elle ne peut s’enfermer dans des structures préétablies, des dogmes, des courants, de la bien -pensance.
La réflexion doit refuser de se soumettre à quoi que ce soit, mais s’imposer comme un existant libre et original.
C’est dire, en somme, que chacun est, à longueur de vie, son propre facteur, son propre géniteur. Pour exister, l’homme doit, à longueur de vie, se faire être et quitter l’étape à laquelle il vient d’arriver (p.226). Je dois sans cesse venir au monde. La liberté a donc un caractère perpétuellement processif : être libre, c’est être tout le temps en instance de liberté (p.663).
Mais, ce faisant, je rencontre aussi un obstacle à ma liberté : quelqu’un sur mon chemin ; l’autre et sa propre liberté. Cet autre est ma limite. Il m’apparaît comme un perpétuel danger menaçant ma liberté et mon existence. Sa bonté, son amour même sont sur moi une emprise, m’aliènent, m’asservissent et suscitent en moi la haine. L’autre est de trop dans mon existence, et je suis de trop dans la sienne. C’est pourquoi je veux m’en débarrasser ou alors sortir de sa sphère, sortir de l’existence : « J’ai le sentiment qu’il y a quelque chose à détruire pour me libérer » (p. 547).
On est surpris, chez Sartre, par ce sentiment d’être « de trop », qui revient souvent. Il trouve ses racines dans son enfance et son handicap. Il devait se sentir mal aimé, encombrant, pas vraiment désiré. C’est ce qu’on peut déduire du récit de son enfance. Sa mère, ayant fait un mariage sans amour à vingt ans, avait reçu le petit Jean-Paul comme par accident, puis avait perdu son mari très vite. Encore immature, elle n’avait pas su élever l’enfant dont se chargea alors le grand’père. (J.P.Sartre : Les mots. Editions Gallimard, 1964, p.15-17).
Et on arrive ici aux rivages de la psychanalyse. L’idée de liberté, chez Sartre, s’oppose totalement à la pensée freudienne : rien ne peut déterminer la situation présente de l’individu ; ni son subconscient, ni son passé, ni son entourage, ni ses expériences. Ses choix sont libres et non conditionnés. « Le passé est sans force pour constituer le présent et pré-esquisser l’avenir. Le passé ne détermine pas nos actes » (p. 656). Mon état présent n’est pas la résultante de mon passé, de ce que j’ai fait ou de ce qui m’était arrivé avant, car je peux toujours bifurquer et m’en débarrasser.
Sartre, par contre, élabore une psychanalyse post eventum, voyant en chaque phénomène de l’être, une révélation de l’être tout entier. C’est la psychanalyse existentielle : « L’homme est tout entier dans la plus insignifiante de ses actions » (p. 746). « Toute qualité d’être est tout l’être » (p. 789).
L’homme est donc un projet pour lui-même. Il est en projet . Il n’existe qu’en se projetant par sa liberté. Par son choix.
Il a même la liberté de choisir d’être Dieu. Mais il ne le pourra pas, car il n’a pas été libre de venir au monde. La philosophie sartrienne de la liberté atteint ici ses limites : elle ne pose pas la question de savoir qui ou quoi a déterminé ma venue au monde. « Je suis responsable de tout, sauf de ma naissance » (p.729). Si je n’opte pas pour mettre fin moi-même à mes jours, c’est que je choisis d’être né (p.73O).
Mais avant ? Quelle était la force, quel était le choix, ou le déterminisme, ou le hasard, ou l’être divin qui a posé cet avant de mon être ? Et quel sera le facteur qui posera l’après, la fin, la mort ? Sartre ne donne pas de réponse.
Danielle Vincent
 
L’HISTOIRE ET LA PHRASE DU MOIS :
Moine dans le désert de Scété, en Egypte, au IVe siècle, « Abba Moïse l’Ethiopien devint un père spirituel expérimenté que les frères venaient consulter :
Un jour, un frère commit une faute à Scété. Il y eut un conseil et on envoya chercher abba Moïse. Mais il ne voulut pas venir. Le prêtre lui envoya donc dire : ‘Viens, car tout le monde t’attend ‘. Alors, s’étant levé, abba Moïse s’en alla prendre une corbeille percée, la remplit de sable et la porta sur son dos. Les autres, sortis à sa rencontre, lui dirent : ‘Qu’est-ce que ceci, Père ?’ Le vieillard leur dit : ‘Mes péchés coulent à flot derrière moi et je ne les vois pas, et je viens aujourd’hui pour juger les fautes d’autrui ! ‘ Ayant entendu cette parole, ils ne dirent rien au frère, mais lui pardonnèrent. »
 
Frère Etienne Goutagny, moine de l’Abbaye de Cîteaux : Pères et Mères du
Désert. Profils et sentences. (Editions grégoriennes, 2O17, p.52 ).
 
Nous avons une pensée pour Frère Etienne, rappelé à Dieu le 27 janvier 2O2O, à l’âge de 94 ans. Il était l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages sur la vie monastique et les Pères du Désert. Malgré sa longue maladie et beaucoup de souffrances, il a poursuivi son activité littéraire jusqu’à sa mort. Son dernier projet était d’écrire l’histoire de l’Abbaye de Cîteaux, fondée par St Robert de Molesme en 1O98, selon la règle de St Benoît.
 
 
 
« Château d’Argent : transmettre le savoir »
Le mensuel paraît sur internet : www.museechateaudargent.com
 
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La Voix dans le Désert, mensuel gratuit du Château d’Argent.
Directrice de publication : Danielle Vincent.
Editions du Château d’Argent, 185 rue De Lattre de Tassigny, 6816O Ste Marie-aux-Mines.
Impression et mise en page : ZAPA Informatique.
ISSN : 265O-7225. Dépôt légal : 2er trimestre 2O2O.