Musée du Chateau d'Argent

Journal août 2024

L A    V O I X    D A N S    L E    D E S E R T
 Mensuel gratuit du Château d’Argent 
N° 68   -    Août 2024
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Jean-Frédéric OBERLIN :   La pensée et l’action.
(1740 – 1826)
C’est l’esprit de l’Humanisme, bien plus que celui de la Réforme, qui a déterminé toute l’orientation du pasteur Oberlin.
 Jean-Frédéric Oberlin , avait fait ses études  de théologie à l’université de Strasbourg, créée en 1621.  Son père enseignait  au Gymnase protestant, devenu Schola Argentoratensis.  Son frère, Jérémie-Jacques Oberlin  (1735-1806) et  le père de son épouse, Marie-Salomé Witter, étaient professeurs à l’université   ( 1 ).
Alors que la Réforme, à Strasbourg, avait rompu avec l’Humanisme,  on constate, deux siècles plus tard, que l’enseignement de la théologie présente un vaste éventail de matières rappelant les idéaux de la Renaissance  et du siècle des Lumières  ( 2 ).
 Bien plus, on chercherait en vain, dans les écrits du pasteur Oberlin, des passages  reflétant  la rigueur doctrinale  luthérienne ou calviniste. Nulle part, il ne se réfère à la Confession d’Augsbourg (1530).  Au contraire, sa pensée est si large, qu’elle s’ouvre même au catholicisme romain et s’appelle « catholicisme évangélique » ( 3 ).  Il déplore la mort du pape Clément XIV, « l’excellent Ganganelli » ( 4 ).   Ce que, paradoxalement, Frédéric Oberlin avait hérité de ses études de théologie, n’a pas été avant tout la pensée des Réformateurs, mais bien celle des Humanistes. A Strasbourg,  à la veille de la Révolution, les influences de l’Humanisme rhénan, sélestadien mais aussi hollandais et italien n’étaient pas dissipées.  C’étaient des courants de tolérance, d’universalisme et de curiosité scientifique portés à la transmission du savoir par l’éducation. ( 5  ).
Une particularité de l’esprit humaniste a été l’humilité du savant.  L’humble travail de recherche ne s’accordait pas avec l’assurance doctrinale des Réformateurs,  constamment portés à la polémique et aussi à l’orgueil. 
On a pu s’étonner de voir Oberlin,  issu d’une famille de professeurs et nanti au sortir de ses études d’une  forte érudition, accepter la paroisse la plus isolée, la plus ingrate d’Alsace ( 6 ), et ne plus jamais vouloir la quitter :  il y est resté  du 20 mars 1767  au 1er juin 1826, date de son décès, c’est-à-dire 59 ans. Il aurait facilement pu trouver une chaire d’enseignement au Gymnase ou à la Faculté puisque  sa famille et celle de sa femme évoluaient dans ces milieux  ;  il a accepté de  passer pour le vilain petit canard, celui qui n’avait pas réussi dans la vie.
Voilà déjà, de la part de  l’éducateur qu’il veut être, une première leçon : l’humilité,  corroborée par l’exemple donné. Une activité, dans un milieu défavorisé, a autant de valeur qu’au  sein d’un entourage privilégié.
 Cependant, revanche du destin, sa valeur a bientôt attiré à Waldersbach d’importantes personnalités :  Jean-Georges Stuber, son prédécesseur et grand ami, « un pasteur hors du commun »  ( 7 ),  l’abbé Grégoire ( 8 ) , le chirurgien strasbourgeois Ziegenhagen (  9 ) qui a demandé à Oberlin d’être précepteur de ses enfants, la baronne Juliette de Krudener, épouse de François-Charles de Berckheim, aide de camp du tsar Alexandre Ier  ( 10 ). Par le truchement de  Charles de Berckheim, le presbytère de Waldersbach a été placé sous la protection du tsar de Russie, lors de l’invasion de 1814.  Il y a eu aussi l’industriel Jean-Luc Legrand  ( 11 ),  Heinrich Pestalozzi  (12 ),  le professeur Jean-François Simon ( 13 ),  des pasteurs et intellectuels étrangers, le pasteur Schlosser, beau-frère de Goethe  ( 14 ), le fondateur de l’Académie militaire protestante de Colmar Gottlieb Conrad Pfeffel ( 15 ),  Johann-Heinrich Jung (16 ),  même les écrivains Goethe et Herder, ainsi que Henri-Louis Empaytaz ( 17 ).
Ces éminentes fréquentations n’empêchaient pas Jean-Frédéric de cultiver lui-même son lopin de terre ingrate à Waldersbach pour donner l’exemple et essayer d’introduire de nouvelles cultures, ni  d’aimer « d’un amour indicible » le petit peuple de montagne qui l’entoure ( 18 ).  
Appeler Oberlin « un apôtre infatigable d’un christianisme social » (19 ) n’est un anachronisme que dans la forme.  En réalité, le pasteur s’est occupé de tout ce qui, économiquement, était susceptible d’améliorer les conditions de vie des pauvres gens :  l’industrie du tissage dans les usines de la vallée, mais aussi le filage à la main de la laine et du coton dans les maisons ; le développement de l’agriculture et de l’élevage  et pour  ce faire, l’amélioration des sols ;  l’aménagement des  voies de communication ; l’habitat, l’hygiène, les professions utiles au bien social ( 20 ).  Une « formation pluridisciplinaire de l’homme » ( 21 )   est son idéal ;    n’était-ce pas avant tout celui de l’Humanisme ?
A côté de l’humilité qui lui permet de se pencher sur tout et de prendre lui-même la pioche,  Oberlin a hérité des humanistes  la passion pour l’universalité du savoir.  Plus de préjugés, ni de partis, ni de querelles doctrinales ou politiques :  savoir pour comprendre.  Et transmettre le savoir.
Erasme (1466-1536), reconnu comme le plus grand humaniste de la Renaissance,   avait écrit en 1529 un traité sur l’éducation des enfants ( 22 ).    Chanoine régulier de St Augustin, entré au monastère de Stein en 1488, Erasme est ordonné  prêtre par l’évêque d’Utrecht en 1492, à vingt-six ans.  Brillant latiniste, il élargit son érudition en fréquentant les plus   fameuses universités d’Europe.  Esprit libre et indépendant, il  ne   se laisse pas dicter  une doctrine qu’il n’aurait pas choisie, et n’adhère pas au mouvement de la réforme protestante.  Il déplore certes les abus de l’Eglise romaine de son temps, mais reste fidèle à l’idéal du « catholicisme évangélique » qu’elle représente en dépit de tout, et pense qu’elle doit se réformer constamment au cours de son histoire.  Pour cette raison, il refuse le schisme de Luther.  Il partage avec l’esprit de la Renaissance non seulement une soif du savoir mais aussi une largeur d’esprit et une tolérance qui le poussent à l’investigation et à la compréhension.  Il est persuadé que seules l’étude et la connaissance sont en mesure de réformer les mœurs, l’ignorance étant pour lui la racine de tous les maux.
C’est pourquoi Erasme, qui avait été précepteur pendant cinq ans,  dès l’âge de vingt-neuf ans,  estime  que l’éducation de la jeunesse passe avant tout par le savoir et, en l’occurrence, la connaissance des langues qui  facilitera, plus tard, les voyages et les contacts avec d’autres pays :  « Tu me demandes de t’indiquer les connaissances qui correspondent à l’esprit des enfants et qu’il faut leur infuser dès leur prime jeunesse ? En premier lieu, la pratique des langues. Les tout-petits y accèdent sans aucun effort, alors que chez les adultes, elle ne peut s’acquérir  que péniblement. Les jeunes enfants y sont poussés par le plaisir naturel de l’imitation (…). »
L’acquisition de la connaissance doit être un plaisir. C’est pourquoi il est facile d’apprendre aux enfants un tas de choses en leur racontant des histoires, des contes   remplis d’images. Erasme pense aux Fables d’Esope. Celles de La Fontaine, inspirées de ces dernières, ne devaient arriver qu’au dix-septième siècle :   « Et puis, rien de plus délicieux que les fables des poètes. Leurs séduisants attraits charment les oreilles enfantines ».
L’éducation  comme jeu, Oberlin l’avait redécouverte à Waldersbach autour des poêles à tricoter. Il écrit  en 1793 :  « Pour occuper en même temps les mains, les institutrices leur apprenaient le tricotage, inconnu jusqu’alors dans cette contrée. Puis elles les amusaient par des jeux qui donnaient de l’exercice au corps, dégourdissaient les membres, contribuaient à leur santé et leur apprenaient à jouer honnêtement et sans se quereller. Dans les beaux jours, on les menait à la promenade, là les enfants cueillaient des plantes et les conductrices les leur nommaient et leur faisaient répéter les noms. Toutes ces instructions avaient l’air d’un jeu, d’un amusement continuel »  ( 23 ).
Evidemment, Oberlin qui était père de sept enfants a des méthodes éducatives bien plus élaborées que celles dont nous venons de parler : « Il y a quatre choses que nous devons aux enfants :  1) La discipline, 2) L’instruction, 3) Le bon exemple, 4) La prière »  ( 24 ). 
 « Qui veut élever ses enfants au service de Dieu, doit les élever au service du prochain, du genre humain » ( 25 ).  Il insiste sur la discipline, le travail : « Celui qui par paresse, libertinage, maladresse et ignorance ne peut pas gagner son propre pain, comment assistera-t-il d’autres ? » ( 26 ).  Egalement sur la nécessité de voyager pour s’enrichir de l’expérience professionnelle d’autres contrées.  Il doit choisir une femme d’esprit, « obéissante et animée d’un amour solide pour ses enfants » ( 27 ),   veiller  au bon ordre car « jamais, sans ordre ni règle, on ne saurait ni se rendre soi-même heureux, ni sa famille, ni son prochain » ( 28 ), leur inspirer l’amour de la patrie et surtout la charité pour tous les hommes, être humble et ne pas attendre de reconnaissance de la part des gens ( 29  ) :  notre prédicateur, ici, montre qu’il ne se fait aucune illusion sur la nature humaine et la connaît très bien :
« Fort souvent, on est mal payé pour ses services, même qu’il y a des gens dont l’ignorance est si grande, le cœur si corrompu, les sentiments si bas et frivoles, qu’on ne saurait souvent leur rendre de véritables services (…) qu’en s’exposant encore à leur médisance, murmure et haine » ( 30 ).
C’est la raison pour laquelle non seulement les enfants, mais aussi les adultes, ont besoin d’être éduqués et instruits. Des écoles d’adultes se sont formées au Ban de la Roche, où les parents apprenaient à lire, aussi grâce à un service de prêt de livres institué par le pasteur, d’autant plus utile qu’il était difficile de se procurer des livres : « Le pays était très ignorant et ne pouvait que l’être, puisque les difficultés pour se procurer de quoi s’instruire étaient presque insurmontables. Point de trafic ou commerce, point de chemins ou des chemins abominables. Pour avoir une Bible, il fallait envoyer à Bâle, pour un catéchisme, il fallait aller à Montbéliard » ( 31 ). Parmi les livres, les œuvres complètes de Voltaire, l’Emile de Rousseau, qu’Oberlin estime beaucoup, La Nouvelle méthode sur l’éducation de Basedow : « Pour la réforme des écoles, l’éducation et la formation professionnelle » ( 32 ). 
 D’ailleurs, le  temple aussi servait de lieu d’instruction : tous les dimanches, la prédication était un cours : sciences naturelles, par exemple le 30 octobre 1774 (il y a huit pages, le sermon a bien duré une heure) ( 33 ) ; morale (les amusements et les loisirs), le 3 septembre 1775 :  sept pages ( 34 ). 
Lors d’un voyage au Pays de Bade, Oberlin a observé les méthodes  scolaires de cette région, à savoir : deux heures de classe par jour en été (les enfants devant aider aux travaux des champs), mais cinq heures en hiver. Il trouve que c’est trop. Cependant avec ce régime, il reconnaît que le niveau est « étonnant ». « Lecture, écriture, calcul, beaucoup de connaissances religieuses et d’un grand nombre de proverbes, une habilité quasi professorale dans une partie de la géométrie et de ses démonstrations » ( ( 35 ).
La charge est telle qu’ « on n’a plus le temps de traîner dans la rue »  et que les plus grands sont si instruits, qu’ils deviennent les enseignants des plus jeunes, ce qui était déjà l’idée de Rousseau. « Les copies et les traductions étaient examinées et corrigées d’abord par leurs camarades, puis par les régents » ( 36 ). 
Au Pays de Bade, on fréquente l’école jusqu’à l’âge de quinze à seize ans.
Il faut noter qu’il est impératif de séparer les deux sexes dans une même classe, et d’avoir des bulletins.
Là aussi, l’enseignement se fait de manière ludique, ce qui va inspirer Pestalozzi et les écoles Montessori :  « Pour enseigner les lettres d’une manière enjouée, on s’est servi de pyramides de dés sur lesquels étaient tracées des lettres que les enfants dessinaient. On leur avait fait chanter auparavant l’alphabet » ( 37 ).          
 Pour les enfants aussi, le temple devient une école.  Ils doivent y faire des récitations  publiques et y exposer leurs dessins, peintures et pages de calligraphie. Cela se passe en Allemagne, mais Oberlin le transpose à Waldersbach, et la prestation des élèves  encourage les parents à se former à leur tour :  « Quand une institutrice m’avertit que les élèves avaient bien saisi leur tâche de plantes, animaux, histoires (ce sont les légendes, contes et fables mais aussi histoires bibliques, que recommandait déjà Erasme, ndlr) cartes géographiques, elle osait produire ses élèves à l’église assemblée, et les enfants montraient leurs progrès avec une gaieté qui faisait pleurer les vieux. De plus, par cette récitation publique, je réussis à enseigner aux vieux ce qui leur était utile, mais que je n’aurais pas eu l’occasion de leur apprendre » ( 38 ).      
Des examens solennels ont lieu tous les semestres, et ce sont les enseignants qui, avant tout, sont récompensés pour leur excellent travail ( 39 ). 
Le programme scolaire d’Oberlin  comporte de la lecture le mardi, mercredi, vendredi et samedi ;  de la grammaire le lundi ; du calcul le mardi, mercredi, jeudi, vendredi et samedi ; l’étude de la Bible le mardi et vendredi ; les langues (l’allemand) le jeudi et le samedi ; le chant le mercredi, jeudi, vendredi et samedi ; on a aussi récitation et géographie le samedi. Il est étonnant que l’enseignement de l’histoire n’y figure pas, alors qu’elle tenait une grande place dans les études de théologie d’Oberlin .
Pour apprendre une langue étrangère, le mieux est de dessiner l’objet qu’il faut nommer et de lui attribuer le nom dans la nouvelle langue. Beaucoup d’enfants au Ban de la Roche ne savaient que le patois welche, et une institutrice avait trouvé ce moyen pour leur apprendre l’allemand ( 40 ).  
Formation des parents et des enfants, mais également formation continue des  enseignants.  Ils sont invités à participer à tour de rôle aux cours qui sont donnés dans les écoles ( 41 ) .
Une place importante doit être réservée ici au rôle de la femme comme éducatrice. Celui de la mère est irremplaçable. C’est sa mère qui, en le mettant en rapport avec le pasteur Lorentz, a déclenché sa vocation  ( 42 ).  Ce sont les femmes qui ont fait démarrer l’aventure de l’éducation au Ban de la Roche : Sara Banzet, Louise Scheppler entre autres. L’importance accordée à la femme au siècle de la Renaissance italienne, femmes diplomates ou exemples d’élégance, femmes écrivains au siècle des  lumières,        femmes protectrices et mécènes de futurs hommes célèbres,  femmes éducatrices chez Oberlin :  « Or, comme c’est le sexe féminin qui influe le plus sur notre éducation, que c’est lui qui façonne presque seul les premières années de notre vie et donne la première direction à nos goûts, à nos passions et inclinations, on aime aujourd’hui très fort que ce sexe s’instruise aussi des règles et avantages de notre nouvelle Constitution.  C’est pour cela que partout l’accès aux séances et lectures des amis de la Constitution est ouvert aux femmes, même la salle des séances de notre auguste Assemblée nationale. »   Cependant, alors qu’ elles sont invitées également aux réunions de lecture biblique du dimanche soir à l’église,  le pasteur précise bien que :  « si elles se mettent dans les derniers bancs, vers la muraille, elles ne gêneront point du tout »  ( 43 ).  On comprend ici qu’elles ne sont que tolérées.  Il faudra bien plus de deux siècles encore pour qu’elles soient acceptées.
 « Factus es spes mea, Domine : turris fortitudinis a facie inimici. Inhabitabo in tabernaculo tuo in saecula : protegar in velamento alarum tuarum. Quoniam tu, Deus, exaudisti orationem meam : dedisti hereditatem timentibus nomen tuum »  (44).
Peut-être ont-ils lu ces paroles  ensemble, Jean-Frédéric et l’abbé Grégoire, en se promenant  sur les hauteurs du Ban de la Roche, dans ces forêts où l’âme s’élève vers Dieu. Peut-être ont-ils admiré  tous les deux ces magnifiques passages du bréviaire  en langue latine, que seul le grec ancien pouvait  égaler.
Le portrait du pasteur de Waldersbach ne serait pas complet si nous n’évoquions pas sa spiritualité.
Homme de pensée, de charité et d’action,  certes. Mais qu’en était-il de sa  relation avec Dieu ?  Jean-Frédéric Oberlin était un mystique.  Il a eu très tôt des expériences surnaturelles :  « Dès mon enfance j’ai eu une aspiration dominante pour une vie plus élevée que celle de la terre, et j’ai éprouvé le désir de mourir »  ( 45 ).  Le rationalisme  protestant pouvait-il lui suffire ?  Non, probablement, puisqu’Oberlin s’était rattaché au mouvement piétiste, apparu avec l’Union des Frères tchèques au XVe siècle, à la suite de l’exécution du réformateur Jan Hus en 1415. Ces Frères se sont ralliés plus tard au protestantisme.   Chassés de Moravie après 1620, cette Eglise hussite est accueillie par le comte Nikoleus Ludwig von Zinzendorf (1700-1760) sur ses terres de Saxe. C’est là que les Frères créent un nouveau village qu’ils appellent « Herrnhut », c’est-à-dire  « L’Asile du Seigneur ».  Après Zinzendorf, la Communauté de Herrnhut  reçoit un nouveau protecteur en  la personne d’August Gottlieb Spangenberg, (1704-1792) et se développe alors jusqu’à essaimer en Afrique, aux Antilles, au Groenland et en Amérique.
Ce mouvement voulait reconstituer la fraternité de l’Eglise primitive, sans hiérarchie ni dogmes, avec des pasteurs élus par la communauté.    Un rôle essentiel était  conféré à l’éducation, et des écoles furent créées dans toute l’Europe notamment à Neuwied en Allemagne.  La connaissance de la Bible, traduite en allemand , était le fer de lance de cette éducation, qui  exaltait aussi la simplicité, le bonheur dans la communion avec Dieu,  l’unité dans la diversité perçue comme une richesse, de sorte que les différentes confessions, doctrines et tendances  sont   estimées, étudiées  et non pas combattues . La source de l’unité  est intérieure : c’est la relation de chacun avec le Seigneur.  C’est elle aussi qui crée le lien entre les différentes couches sociales. Comme nous l’avons vu,  Oberlin était en correspondance avec la Communauté de Herrnhut.
Il serait intéressant d’établir les liens entre les Frères moraves et le Piétisme, fondé par un pasteur luthérien de Francfort : Philipp Jacob Spener au dix-septième siècle (1635-1705).  En  créant les Collegia pietatis, dès 1670, Spener   voulait mettre l’accent sur la nécessité d’une plus grande spiritualité,  affective et individuelle.   Un mysticisme  éloigné de l’intellectualisme et des querelles doctrinales  trop présents dans le protestantisme que connaissait bien Spener.  Pour lui, la réforme « passe par le cœur ». Oberlin,  ami de la nature, des animaux qu’il encourage à connaître aussi bien que les plantes, musicien et poète dans l’âme, ne pouvait, lui non plus, trouver  chez les dogmaticiens  de sa religion la nourriture spirituelle dont il avait besoin. Il s’est naturellement tourné vers  le  Piétisme.  Et lui a adjoint les idées des Frères moraves.
  Ici, on est loin des querelles d’école, loin de la scolastique, des polémiques entre catholiques et protestants,  de l’intolérance et du sectarisme.  Ici, à Waldersbach, au dix-huitième siècle, on est déjà   bien delà  de l’année 2024.
 
Danielle Vincent.
 
N  O  T  E  S  :
( 1 )     La Voix… n° 67, juillet 2024, note 3.
( 2 )     Ibid. note 2.
( 3 )    Lettre à Jung-Stilling, 1805. Archives Municipales de Strasbourg, 183. Cité dans : Loïc Chalmel, Le Pasteur Oberlin  (Paris, Presses Universitaires de France, 1999), p. 115.
( 4 )     Sources de réflexions, sujets de prières, actions de grâces ou tableau chronologique des événements qui m’intéressent.  (AMS, 206 II, p.433-52). Op.cit. p. 58.
( 5 )     Nous souhaitons leur consacrer plusieurs réflexions prochainement dans ce mensuel.
( 6 )     Voir : Histoire de la paroisse de Waldersbach par le pasteur Stouber, 1774. Musée Oberlin, Annales du Ban de la Roche, p.84-107.
( 7 )     L.Chalmel,  op.cit. p. 110.  
( 8  )    Henri Grégoire  (4 décembre 1750 – 28 mai 1831), fut ordonné prêtre le 1er avril 1775.  De cette figure célèbre et originale de la Révolution, de l’Empire et de la Restauration, retenons   l’influence de l’ Humanisme et  des philosophes du XVIIIe siècle, en particulier de Rousseau :  sa participation à la rédaction des Droits de l’Homme, sa volonté d’abolir les privilèges ainsi que l’esclavage, d’instaurer le suffrage universel (mais seulement pour les hommes) et de favoriser l’émancipation des Juifs ; la création du Conservatoire des Arts et Métiers, ainsi que celle du Bureau des Longitudes ; la participation à la création de l’Institut de France ;  le souci de l’éducation et de la formation professionnelle, dans ses paroisses d’Emberménil et de Vaucourt, et en général, l’effort de réorganisation de l’instruction publique ;  la mise à disposition d’une bibliothèque pour les habitants ;  le souci de concorde entre différentes confessions religieuses.    Notons aussi son Eloge de la Poésie (couronné par l’Académie de Nancy en 1773), sa connaissance des langues : l’anglais, l’italien, l’espagnol et l’allemand ;  sa volonté de promouvoir la connaissance de la langue française et  en conséquence,   de voir éradiquer les patois ;  le souhait de rétablir l’exercice et la liberté des cultes  à l’issue de la Révolution.  Un échange de correspondance et une solide amitié lièrent bientôt Oberlin et  l’abbé  Grégoire , l’un cherchant des conseils auprès de l’autre. Ils se rendirent visite réciproquement en 1787 et l’année suivante. Les cendre d’ Henri Grégoire ont été transférées au Panthéon le 12 décembre 1989, sous la présidence de François Mitterrand.
( 9 )     Daniel Gottlieb Ziegenhagen  (1706-1771), était fils de pasteur et originaire du Brandebourg.  Il n’était pas docteur en médecine, mais plutôt barbier-chirurgien, et tenait une boutique à Strasbourg, place des Pieds-nus (Barfüsserplatz), plus tard place Kléber. Il était renommé pour le traitement des plaies et abcès infectés, qu’il réussissait à guérir rapidement en une semaine. Il   utilisait une pierre médicamenteuse à base l’alun, de sulfate de fer, de sulfate de sodium, de chlorures et de sulfate de potassium. Oberlin a été précepteur des enfants de Ziegenhagen de 1762 à 1765. Il a puisé chez lui sa connaissance des plantes médicinales,  et on peut admirer son fameux herbier au musée de Waldersbach.   Voir la thèse intéressante de Danièle Carcénac :  Médecine populaire et pratiques thérapeutiques dans la tradition et la légende du Ban de la Roche  (Strasbourg, 1986). 
( 10 )    Juliette de Krudener, était née Juliane von Vietinghoff en 1764 à Riga , et (1744-1802) décédée en 1824 en Crimée. Sa mère était luthérienne traditionaliste, son père franc-maçon.  Elle épousa   le baron Alexis von Krudener ;   le tsar de Russie, Paul Ier, fut le parrain de leur fils Paul. Le baron Alexis s’était lié d’amitié avec  Jean-Jacques Rousseau à Paris.  Avant sa conversion religieuse, Juliette  mena  une vie mondaine, fut l’amie des grands écrivains de l’époque, et la maîtresse de plusieurs diplomates. En 18O4 une crise mystique entraîne un changement de vie et la rapproche du piétisme. Elle  fait de nombreuses visites à Strasbourg et au presbytère de Waldersbach à partir de  1812, et crée à Genève une communauté dirigée par Henri-Louis Empaytaz. Elle exerce une influence spirituelle sur le Tsar de Russie et plusieurs têtes couronnées.  La Tsarine Elizabeth vient la voir à Karlsruhe.   A Paris, elle tient un salon littéraire.   Sa  pensée est empreinte d’idées universalistes : elle voudrait que des empires multinationaux remplacent le particularisme des états. Et aussi sociales : elle organise en Suisse, en Alsace et en Allemagne des soupes populaires. Revenue à Saint-Pétersbourg, elle exerce une grande influence sur l’aristocratie russe, mais son souhait de fusion des particularismes nationaux fait que le tsar s’éloigne d’elle.   Se rendant en Crimée,  en hiver 1824, elle y décède brutalement le jour de Noël.
Elle a laissé une descendance remarquable ::
Juliette von Krudener (1787-1865) épouse de Franz Karl von Berckheim (1785-1836), baron, maître des requêtes et commissaire général de police.
Paul von Krudener (1784-1858) attaché à l’ambassade russe à Paris en 1804 et chargé d’affaires de la Russie en Suisse.
Juliette von Krudener (1825-1915), femme de lettres.
( 11 )     L’industriel Jean-Luc Legrand,  de nationalité suisse,   est né à Bâle en 1755 et décéda à Fouday en 1836. Il était membre du Directoire de la République helvétique et président en 1798.  Il créa en 1813 une fabrique de rubans de soie dans la commune de Fouday.  Son fils, Daniel Legrand lui a succédé à la tête de cette entreprise et  a soutenu l’œuvre sociale d’Oberlin à Waldersbach.
(12)      Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827), contemporain de Jean-Frédéric Oberlin, est considéré comme le promoteur de l’éducation populaire. Il était persuadé que seule l’instruction pouvait faire reculer la misère et la délinquance. Nous en avons parlé dans La Voix…n° 63  de mars 2024.
(13)      Jean-François Simon :  op.cit. p. 39.
(14)      Pasteur Schlosser, op.cit. p. 40.
(15)      Conrad Pfeffel,  est né en 1736 à Colmar et décédé dans la même ville en 18O9. Devenu aveugle à l’âge de 22 ans, il fonda néanmoins, en 1773, une académie pour enfants protestants   en particulier issus de la noblesse, en vue de les destiner à la carrière militaire. C’est pourquoi cette institution prit le nom d’Académie militaire. Elle devait être « une pépinière pour tous ceux qui veulent émerger du vulgaire ».  L’école avait accueilli en vingt ans près de trois cents élèves. Conrad Pfeffel était président du Consistoire de Colmar en 1808 et membre de l’Académie des sciences de Bavière. Pfeffel était un auteur de langue allemande.   On lui doit : Poetische Versuche et Fabeln der Aufklärung.  L’allemand  était resté la langue courante en Alsace jusqu’au milieu du XIXe siècle, malgré l’annexion par Louis XIV en 1681, confirmée par le traité de Ryswick en 1696.  C’est pourquoi Oberlin se dit à la fois Allemand et Français :  « Je suis Germain et Français tout ensemble »  (Autoportrait offert au Rév. Francis Cuningham, 1820, Musée Oberlin, p. 207-208).
(16)     Johann Heinrich Jung -Stilling   est né en Prusse en 1740 et mort à Karlsruhe en 1817.  Piétiste puis théosophe, il est l’auteur de nombreux écrits faisant l’apologie du Christianisme. Son autobiographie : Lebensgeschichte (1777) l’a rendu célèbre.  Il avait été formé à l’université de Strasbourg et combinait plusieurs activités : économiste, professeur à l’université, médecin et chirurgien, ainsi que vétérinaire et écrivain.
(17)    Henri-Louis Empaytaz : fils d’un libraire émigré du Dauphiné, il est né en 1790 à Genève et décédé dans cette même ville en 1853.  Théologien protestant, il est déçu par la Révolution française et aussi par l’Empire, et se tourne alors vers le mouvement du Réveil, lui-même issu du Piétisme.  Il fonde un groupe inspiré des Frères moraves :  La Société des Amis, ce qui lui vaut la destitution de la Compagnie des pasteurs en 1813. Il se rend à Heidelberg, à Paris, puis revient à Genève en 1817 où il réussit à se faire réintégrer dans son ministère. Il publie un recueil de cantiques spirituels en 1817.
(18)     Op.cit. p. 55. Lettre à la Convention des prédicateurs de Herrnhut, 1807.  Archives municipales de Strasbourg, 195 et 164.
(19)     Op.cit. p. 12.
(20)      Op.cit. p. 12.
(21)     Op.cit. p. 13.
(22)     Desiderius Erasmus Roterodamus (1469-1536) :   De civilitate morum puerilium (1529).
(23)     Op.cit. p. 106.
(24)     Sermon d’enterrement, 30 octobre 1768, op.cit. p. 64.
(25)     Sermon du 24 novembre 1776, op.cit. p. 61.
(26)     Ibid. p. 61.
(27)     Ibid. p. 62.
(28)     Ibid. p. 61.
(29)     Ibid. P. 63.
(30)     Ibid. p. 63.
(31)     Op.cit. p. 84.
(32)     Op.cit. p. 80 ss.
Johann Bernhard Basedow :  né à Hambourg en 1721, mort à Magdebourg en 179O. Pédagogue et philosophe allemand, il a suivi des cours de théologie et de philosophie à l’université de Leipzig dans les années 1744. Précepteur pendant cinq ans à Holstein, sa méthode d’enseignement donnait une grande place au dialogue avec l’enfant, au jeu et à l’éducation physique. Elle connut un grand succès. Il présenta cette méthode à  l’université de Kiel qui lui conféra   le diplôme de Master of Arts  en 1752. Il s’en va au Danemark et devient professeur de philosophie morale et de Belles-lettres à l’Académie de Sorö, où il enseigne aussi la théologie.  Son anti-conformisme et sa tendance au naturalisme ne sont cependant pas acceptés et il est destitué à la parution de son livre : Practische Philosophie, en 1758.   Il délaisse alors la théologie et se consacre à un idéal qui lui tient bien plus à cœur : l’ éducation.  Comme pour Rousseau, dont il s’inspire, l’échec de l’éducation n’est pas due à un manque d’écoles ni de maîtres, mais à la relation du maître à l’élève.   Basedow prône une  « philanthropie »  qui amène l’éducateur à cultiver des liens de sym-pathos  (« souffrir avec »), de compréhension et de tolérance avec l’enfant ou l’adolescent.  Réciproquement, celui-ci aura avec son  aîné un rapport de confiance, le disposant à accepter ses conseils et à s’ouvrir à lui. Bannis les reproches ,  menaces et sanctions,  c’est-à-dire l’éducation de type vertical et autoritaire. Comme les enseignants devaient être formés à cette nouvelle méthode, Basedow   crée pour eux une école spécialisée. Pour les enfants,  il élabore un système d’enseignement primaire dans lequel est laissée une place importante  à l’imagerie. La nouvelle école qu’il fonde à Dassau, en 1774, s’appelle Philanthropinum.
 En voici les lignes principales :
Enseignement étayé par l’imagerie ;  par la relation avec la nature ; par l’amitié entre riches et pauvres, éduqués ensemble ; par le travail pratique et artisanal ;  les jeux et l’exercice physique ; la connaissance des langues. Cette école a été fermée en 1793, mais a eu une influence considérable sur les méthodes d’éducation en Allemagne, y suscitant la création de nombreux établissements similaires, aussi dans d’autres pays.
Parmi les écrits de Johann Bernhard Basedow, il faut noter :
Philosophie pratique pour toutes les conditions (1758).
De l’éducation des princes (1777).
 Considérations sur les vérités de la religion et de la raison (où , en disciple de Rousseau, il choisit la religion naturelle)  (1764).
Recueil des connaissances nécessaires à l’instruction de la jeunesse, (agrémenté d’une centaine de gravures)  (1774).
Traité élémentaire, en 3 volumes (1774).
J.B.Basedow était probablement le grand’père ou le grand’ oncle de Carl Adolphe von Basedow  (1799-1854)  qui a découvert la maladie portant ensuite son nom.
(33)    Op.cit. p. 65 ss.
(34)    Op.cit. p. 73 ss.
(35)    Schul- und Erziehungsreise (1778), op.cit. p. 89.
(36)    Op.cit. p. 92.
(37)    Lois et règlements, registre des Ecoles (1778). Musée Oberlin, p.91.
(38)    Lettre au président de la Convention, 9 Vendémiaire an III. Op.cit. p.107.
(39)    Op.cit. p. 93.
(40)   Correspondance avec la Société d’Agriculture, Sciences et Arts du Département du Bas-Rhin à Strasbourg. 3 Vendémiaire An XII.  Archives municipales de Strasbourg, 323-325. Op.cit. p. 109
(41)    Op.cit. p. 95.
(42)    Lettre à la Convention des prédicateurs de Herrnhut, 1807. Op.cit. p. 52.
(43)    Lecture des nouvelles du jour, 8 mai 1791.  AMS, 323-13. Op.cit. p. 86.
(44)    « Vous êtes devenu mon espérance, Seigneur, et une tour solide contre l’ennemi. J’habiterai à jamais dans votre tabernacle ; je trouverai un abri à l’ombre de vos ailes. Car vous, ô Dieu, avez exaucé ma prière ; vous avez donné un héritage à ceux qui craignent votre nom »  (Ps. 60/4-6).
(45)    Portrait offert au Rév. Francis Cuningham (1820). Musée Oberlin p.207-208.
D.V.
                                 
L A    P H R A S E    D U    M O I S   :
« Ci-devant nos écoles étaient excellentes. Depuis longtemps elles sont tombées au-dessous du médiocre. Tâchons de les rétablir ».
J.F.Oberlin :  Registre des écoles, novembre 1802. 
                                           
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Dépôt légal :  3e trimestre 2024.